« NICE GUITARS MELODICS » !

Frédéric, est un guitariste niçois, prolifique et inventif, il vit à Berlin depuis une dizaine d’année. Nous l’avons découvert avec le groupe Shylock, courant 70… C’est lors d’une reformation, et d’un retour en 2012 d’un concert à Nice, inespéré, que Shylock remonte sur scène ! La formation est connue pour les aficionados de cette musique progressiste (qui perdure). Les plus jeunes s’y intéressent aussi… On retrouve le nom du groupe, dans de nombreux ouvrages (français, anglais…), et sur la toile, et de très bons articles sur leurs deux albums initiaux : « Gialorgues » (1977), « Île de fièvre » (1978)… (Disques réédités en CD par le label « MUSEA »).

Shylock live 2014 à Mouans-Sartoux

Différent est le groupe Philharmonie, trois guitaristes qui voguent sur des sons aériens… L’appui d’un batteur lui offre un son plus rock… Et, on est YANG, qui va fêter ses 20 ans. C’est un éclairage lumineux musical qui continue… La formation a un ton plus incisif, plus lourd ! Une chanteuse les a rejoint, un lien qui leur manquait sûrement…

Et, tout autant Frédéric, il s’investit dans la musique contemporaine : le quartet E-Werk (qui peut se traduire en Français par « travaux électriques »).

Bonjour Frédéric, tu es un créateur large d’horizons musicaux, es-tu un acharné du son également !?

– Bonjour Jack. Le son oui, acharné, non. Je fais attention à mon son, et j’aime bien expérimenter et assister à des expérimentations. Berlin est très riche dans ce domaine, et je découvre sans cesse de nouvelles façons de faire de la musique. Mais je ne suis pas spécialement fan des processeurs d’effets compliqués, et autres synthés et plugins. J’ai un petit synthé qui m’aide dans Yang, ou mes albums solos, mais je préfère laisser le travail du son pour un album, (reverbs, mixage etc…) à un spécialiste.

Tu m’avais dit : « le fait que je sois à la fois un musicien de rock et un compositeur contemporain est un atout à Berlin, mais en France le fait de le dire : c’était une aberration » !… Ta vie Berlinoise a été une belle ouverture inespérée pour toi.

– Quand je suis venu à Berlin en 2010, c’était pour assister à un concert où je ne jouais pas, mais où d’autres jouaient plusieurs de mes pièces de musique contemporaine. Après le concert, ces musiciens et compositeurs, dont certains avaient passé pas mal de temps en France, m’ont dit que pour ma musique, Berlin était le lieu idéal. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle j’ai déménagé là-bas en 2013. C’est tout simplement la qualité de la vie, surtout pour un musicien ou un artiste, bien plus agréable qu’en France.

Et, en Allemagne également je suppose ?

– Berlin et le reste de l’Allemagne ont très peu en commun. L’Allemagne est un pays assez conservateur, très « classique » je dirais. J’aime beaucoup y voyager, pour jouer ou pas. Mais, le lieu artistique par excellence, c’est Berlin. Toute la diversité est là, diversité de population, de pensées, d’expression et de comportement. C’est toujours, malgré un embourgeoisement malheureusement inévitable un lieu où foisonnent les idées.

Avec E-Werk, vous reprenez Fred Frith, Terry Riley, Steve Reich, John Cage… En définitive, c’est du rock !

– Je joue quelquefois Steve Reich en solo (« Electric Guitar Phase ») mais pas avec E-Werk. Et aucun des autres n’est à notre répertoire actuel. Il n’empêche que tu as raison, il y a toujours au moins une ou deux pièces qui sonnent rock à nos concerts. Le reste est de la musique contemporaine pure et dure. E-Werk est en pause actuellement. Je me concentre sur le cinquième album de Yang, et sur de futurs concerts solo.

(Un projet avec Shylock est en cours, mais également en pause.)

YANG photo Peggy Wavelet

Présentes-nous ton dernier album (en solo) : « 12 pieces for solo electric guitar »…

J’y ai senti d’un côté, l’empreinte de ton travail passé, avec PHILHARMONIE, et d’autres ouvertures…

– Certaines pièces de cet album ont été composées pendant Philharmonie, les premières études notamment. J’ai voulu réaliser cet album en partie parce que ces pièces existaient et que personne, à part certains de mes élèves, ne les connaissait, et en partie parce qu’au contact du milieu de la musique classique, je me suis aperçu que la guitare électrique était trop souvent utilisée de façon anecdotique, avec des clichés exprimant la violence ou utilisant à outrance les effets électroniques. J’ai donc voulu partager avec les auditeurs, les compositeurs et les guitaristes, cette approche de la guitare électrique sobre, presque sans artifices, pour montrer que l’instrument seul est capable d’une grande variété sonore et expressive.

Tu travailles beaucoup le contrepoint, une combinaison des mélodies… Peux-tu nous expliquer cette approche musicale

– Disons qu’une des techniques qui m’intéressent le plus en musique est effectivement la combinaison de mélodies qui, tout en étant valides séparément, créent de nouvelles mélodies par leurs interactions. C’est aussi pour cette raison que j’aime travailler avec des « loopers »* afin d’échafauder moi-même ces architectures mélodiques. Mais j’utilise ces techniques aussi dans la musique contemporaine. ( * NB : c’est pour l’enregistrement de pistes sonores afin de les faire rejouer ensuite en boucle…).

Il t’arrive de composer, par la pensée, sans l’écrire au départ, tu travailles ta mémoire, c’est mathématique aussi ?

La musique est un don merveilleux qui permet d’entendre quelque chose que personne n’a joué avant. Soit on joue sur un instrument et on « reconnait » en quelque sorte des sonorités qu’on va s’approprier, ce que je faisais à l’époque de Shylock, soit on apprend à entendre cette musique directement dans la tête afin de pouvoir la retranscrire sans instrument. Pour moi, c’est surtout venu du fait que j’avais peur de perdre l’usage de mes mains, et de ne plus pouvoir composer. J’ai donc travaillé l’écoute intérieure en classes d’harmonie, et de contrepoint au CNR (Conservatoire à Rayonnement Régional) de Nice. Ce qui m’a bien servi quand j’ai eu un accident qui m’a privé de l’usage de mes deux mains pendant un an, et que j’ai dû honorer une commande du Festival Manca (musiques actuelles Nice Côte–d’Azur) à l’époque (en 1996). Je me souviens que je m’étais fait livrer mon ordinateur dans ma chambre d’hôpital pour pouvoir travailler, alors que j’avais les deux bras immobilisés par des fixateurs externes. ( NB : Incroyable comme l’esprit peut être ton maître et ton guide !)

Frédéric avec E-Werk

Joues-tu cet album en solo, et d’autres compositions pour des concerts ?

– Aucune des 12 pièces pour guitare électrique solo n’a encore été jouées sur scène mais j’ai commencé à travailler sur des concerts solo qui devraient avoir lieu fin 2023, début 2024. Ce sont des pièces pour la plupart très difficiles à jouer, et qui demandent énormément de préparation et de discipline. J’intercalerai également quelques pièces nouvelles et anciennes.

Pour le groupe YANG, c’est vingt années de musique, un tracé musical, un prolongement de PHILHARMONIE. Vous plongez dans une musique innovante et prenante…

– Je ne vois pas cette musique comme innovante. En tout cas, ce n’est pas ce que je cherche. L’innovation m’intéresse surtout quand j’assiste à des concerts, elle me nourrit, je découvre de nouveaux modes de jeu, de nouvelles sonorités, que j’ intégrerai ou pas dans mes futures compositions. Un artiste est sans arrêt en train de se nourrir, pas seulement de musique pour un musicien, mais aussi d’art plastique, de littérature, de poésie. Mes réalisations sont la somme des choses qui m’inspirent, des pensées qui me réjouissent ou m’inquiètent, qui me tiennent éveillé la nuit. Yang était comme un prolongement de Philharmonie au début, mais la grosse différence est que Philharmonie était de la composition collective comme Shylock, alors que Yang, ce sont principalement mes propres compositions. La musique a évolué de quelque chose d‘assez brutal quelquefois dans « Une Nature Complexe »  à des pièces beaucoup plus mélodiques, mais aussi plus complexes. Avec Yang, je me rapproche toujours plus de la musique contemporaine.

Mademoiselle Ayşe Cansu Tanrikulu

Madame Ayşe Cansu Tanrikulu, (chanteuse turque) vous a rejoint, comment s’est passée la rencontre ?

– Mademoiselle ! C’est une jeune artiste qui n’a pas encore trente ans, que j’ai rencontrée lors d’un concert de musique expérimentale à Berlin. J’ai adoré sa voix (alors que je suis extrêmement difficile dans ce domaine !). Je suis ensuite allé la revoir plusieurs fois en concert, et j’ai fini par lui proposer une collaboration, plutôt pour faire un groupe. Puis la pandémie est arrivée, tout s’est arrêté.

Alors que pendant les différents confinements je composai « Designed for Disaster », je me suis rendu compte que certaines parties de guitares conviendraient particulièrement bien pour la voix. Comme Cansu ne travaillait pas à cause de la crise sanitaire, je l’ai tout simplement engagée pour chanter sur l’album.

Elle s’est bien adaptée au groupe, elle vient du jazz et du classique…

– Elle vient du jazz, et fait partie de la scène expérimentale/improvisée berlinoise. Elle est d’origine Turque mais ne chante pas de musique Turque. En fait, elle n’était pas habituée à ce style de musique, mais a quand même parfaitement réussi à entrer dans l’atmosphère de l’album. Mais nous n’avons collaboré que sur « Designed for Disaster ». Nous ne sommes pas de la même famille musicale, et je ne sais pas si nous travaillerons à nouveau ensemble.

C’est elle qui a fait les voix de l’album de SHYLOCK (le 3éme, inédits) qui doit sortir… (des concerts sont en prévisions en 2024 ?)

– Non ce n’est pas elle. Les voix de l’album de Shylock en préparation, si le projet se réalise, seront assurées par Sylvie Fisichella, la femme d’André, le batteur. Mais, depuis qu’elle est chanteuse chez Magma le projet est en suspens. Nous avons déjà arrangé de quoi faire un album, que nous aimerions sortir en vinyle. Il aurait dû être enregistré fin 2022, début 2023 mais je crains que le projet entier soit reporté à fin 2024.

YANG au « Crescendo Fest 2018 » (Saint-Palais-Sur-Mer)

YANG est très dense harmoniquement et mélodiquement. En concert, l’improvisation est-elle de mise assez souvent ?

– Comme tu le dis justement Yang est très dense. Ce sont des compositions complètes et il n’y a que peu de place pour l’improvisation. Cela dit nous aimons tous nous amuser sur scène, et même en enregistrement, et il nous arrive parfois de diverger de la partition. Il existe aussi quelques passages improvisés. Il y en aura pas mal dans le prochain album, surtout les introductions, comme des préludes improvisés.

Le 4éme album « Designed for Disaster », est-il le plus abouti, pour ce travail d’équipe à 5 maintenant ?

– Chaque album a son caractère et je ne pense pas qu’il y en ait un plus abouti que l’autre. Je ne cherche jamais une évolution ou un perfectionnement dans ces albums. Chacun a une histoire musicale et intellectuelle, un concept comme on dit. Dans « Designed for Disaster », le chant marque une différence concrète par rapport aux autres et dans le prochain, dont le titre n’est pas encore définitif, il y aura encore plus de pièces chantées. Le groupe Yang est toujours un groupe de quatre musiciens, auquel vient se rajouter une chanteuse pour quelques titres dans le précédent album, et encore plus dans le prochain. Mais, il n’est pas sûr qu’on ne revienne pas plus tard à de la musique instrumentale

Chaque album a une thématique précise, un concept, celui-là est une vision ou interprétation d’un monde à la dérive, à l’agonie, qui est trop matérialiste aussi, et sans âme…

« Designed for Disaster » signifie conçus pour le désastre. C’est nous, c’est la race humaine, notre nature. Quand la pandémie s’est répandue, je me suis dit, comme pas mal d’autres : ça va déclencher une prise de conscience, on va se rendre compte de la futilité de nos petites bagarres, de nos petits objectifs, un monde de solidarité va émerger. C’est en fait exactement le contraire qui s’est produit. L‘individualisme et l’égoïsme ont prévalu et les gens se sont battus pour du papier toilette. J’ai totalement perdu confiance en l’être humain en tant qu’espèce. Nous sommes, de plus, arrivés à un stade de dégradation planétaire irréversible, et rien de concret ne se fera pour y remédier. Nous nous sommes nous-même condamnés à l’extinction, ou au moins à des conditions de survie extrêmement plus difficiles dans un avenir relativement proche.

YANG 2022 photo de Peggy Wavelet

Change le monde, change la vie, mais avant tout change ce qui est dans ta tête, l’épreuve la plus périlleuse mais si belle !?

– Il ne peut s’opérer de changement de société qu’après des prises de conscience individuelles. Ces prises de conscience sont malheureusement minoritaires, et ne peuvent hélas pas modifier la course du monde. Tellement d’artistes appellent à cette conscience du monde, si peu les écoutent…

Qu’est-ce que tu écoutes comme artistes ou groupes récents… et ceux, plus anciens, qui reviennent sur ta platine…

– Parmi les relativement récents, je dirais Dawn of Midi, Ensemble 1, le groupe Français Zëro, Carla Bozulich, Rabbit Rabbit Radio, Clorinde, Carla Kihlstedt, Annette Krebs (une compositrice/improvisatrice berlinoise, musique totalement inouïe et avant-gardiste).

Parmi les anciens, quelques Talking Heads, Eno, Yes, quasiment rien d’autre. Mais j’écoute aussi beaucoup de musique baroque, opéras ou musiques du monde.

Concernant les concerts de YANG, ils reprennent l’an prochain. Vous viendrez en France : de Paris… jusqu’à Nice : on vous y attends !

– Il est très difficile de jouer en France, comme un peu partout d’ailleurs. Je vais quand même commencer à travailler sur des dates pour 2024, année de la sortie du prochain album. Nous avons déjà des concerts prévus aux États-Unis, mais en Europe rien n’est encore planifié. D’ailleurs, si certains ont des idéesOn va quand même bien arriver à faire quelque chose à Nice !

Des mots pour la fin ami musicien !

– Merci Jack pour ces questions intéressantes. Certains interviews me permettent de porter un regard sur mon travail, et de m’en distancier tout en en discernant la cohérence, ce qui est assez apaisant.

Merci Fred !

NB : organisateurs de concerts, de festivals, d’évènements… ouvrez les portes de la perception, et invitez-les !

Jack LALLI (NICE)

YANG : Frédéric L’Epée, Laurent Mouton guitares ; Nico Gomez basse; Volodia Brice batterie, Ayşe Cansu Tanrıkulu voix Albums YANG : « A complex nature » (2004), Machines (2010), The Failure of Words (2017), Designed for Disaster (2022).

Sites :

https://laspada.bandcamp.com

http://yanggroup.fr/

http://ewerkmusic.com

/ewerkmusic.com