Simplex Records continue son magnifique travail d’éditions en vinyle d’archives totalement inédites de groupes de la grande scène lyonnaise de la fin des années 1970. Après Ganafoul et Killdozer, voici venu Factory. Avec L’Amérique A La Casse, on redécouvre un groupe fabuleux dont les enregistrements officiels n’étaient pas toujours à la hauteur de leur fantastique rage.

Par Julien Deleglise

UNE FACTORY RESSORTIE DE LA CASSE

1975. Givors est une ville de vingt mille habitants dans l’agglomération immédiate de Lyon. L’activité industrielle du bassin y est importante entre les usines Berliet de Vénissieux, et la forte demande des manufactures de Saint-Etienne la voisine. Givors est une ville dont l’activité est centrée sur la sidérurgie. Entièrement quadrillée d’ateliers, elle vit dans un bain de suie avec en arrière-plan sonore le martellement des tôles. La scène lyonnaise voit le jour dans ce chaudron prolétaire, à commencer par Ganafoul. On y trouve déjà quelques acteurs majeurs de la scène comme le batteur Yves Rothacher, le bassiste Philippe « Fourmi » Veau ou le guitariste Edouard « Doo Doo » Gonzalès qui seront au centre de la nébuleuse Ganafoul/Factory/Killdozer.

Tous ont en commun d’apprécier le rock anglais à base de blues et de boogie des Rolling Stones, de Free, de Status Quo ou de Led Zeppelin. Le rock progressif ou le glam-rock les intéressent fort peu. Ils préfèrent les sonorités plus franches et tranchantes, racontant des histoires de petites gens anglais auxquelles ils s’identifient. En 1975, il ne se passe plus grand-chose en France. Les Variations vivent leurs dernières heures aux USA, Martin Circus a viré twist-pop, Magma continue ses épopées mêlant jazz et musique contemporaine, Gong a basculé jazz-fusion à l’anglaise. Ange est le groupe de rock progressif en France, et il décide de créer son propre label, Crypto, pour aider les jeunes formations de province. Il signera dès 1976 Little Bob Story du Havre, Ganafoul de Lyon, et Océan de Paris.

1975, des jeunes gens veulent organiser un festival avec l’accord de la mairie de Givors. Ils font le tour de la scène givordine, et réussissent à rassembler Ganafoul, Killdozer, Scrapper, et une sorte de super-groupe lyonnais qui sera nommé The Factory, qui va uniquement jouer des reprises des Rolling Stones et de Chuck Berry. Le concert aura lieu le 31 octobre, et The Factory réunit alors le chanteur Yves Matrat, les guitaristes Lahmi « Puce » Saïbi et Edouard Gonzalès, Chris Rothacher, frère d’Yves, à la basse, et deux batteurs : Yves Rothacher et Antoine « Baps » Alba. Il semble que la formation ressemble presque à une sorte d’Allman Brothers Band, l’orgue en moins.

Le set est un vrai succès public, et une partie des membres de The Factory y voit une opportunité. Le 3 septembre 1976, le désormais nommé Factory revient sur la scène du Stade De La Libération devant mille-cinq cent personnes. A cette occasion, le groupe présente quelques compositions originales, toujours chantées en anglais. Et cela est largement suffisant pour attirer l’attention du label Cézame-Cobra. Cézame est d’abord un label folk créé par Frédéric Leibovitz et Jean-Michel Gallois-Montbrun en 1975. Le label s’élargit aux musiques électriques, signant ou distribuant Heldon, Lard Free ou Weidorje. Factory est leur premier groupe « boogie ». Mais c’est un pas de géant, car la formation n’a qu’une existence en pointillées, et après un unique set, les voilà signés, alors que Ganafoul ou Killdozer ont des trajectoires plus cabossées.

Black Stamp

La formation connaît de nombreux ajustements, car Factory devient un vrai groupe de rock à part entière, avec un contrat discographique. Gonzalès et Chris Rothacher partent fonder Killdozer. Yves Rothacher retrouve Ganafoul à la batterie. « Baps » finit comme étant l’unique batteur de la formation. Philippe « Fourmi » Veau prend la basse, et Denis Fusi la guitare derrière « Puce ». le quintette historique est en place, et répète hardiment. Etant signé à ce moment-là, contrairement à Ganafoul, Factory est la tête d’affiche d’une petite tournée locale avec le trio de Sider-Rock.

En avril 1977, le premier simple sort : « End Of Night » /  « On The Road ». Factory joue en tête d’affiche au Palais Des Sports de Givors le 30 avril devant deux mille personnes. Après quelques festivals d’été, le quintette part au Château d’Hérouville enregistrer son premier album. Le grand studio n’est plus dirigé par Michel Magne, mais les stars internationales continuent d’affluer pour y travailler : Iggy Pop, David Bowie, Bad Company… Il permet de capter les premières compositions de Factory sous le nom de Black Stamp, qui sort en octobre 1977. Le disque est emballé dans une pochette à l’atmosphère industrieuse et urbaine. Yves Matrat s’y impose visuellement par son côté excentrique et théâtral, ressemblant en pas mal de points dans la voix et l’attitude à Jo Leb des Variations. Les autres posent en jeans et tee-shirts noirs. Si le disque est réussi, quoiqu’un peu trop propre, il est surtout chanté en anglais.

La presse n’en parle que fort peu, la scène lyonnaise n’attirant pas vraiment les regards malgré le fait que la scène soit déjà dotée de deux groupes ayant sorti de bons premiers albums : Ganafoul et Factory. Comme pour les Variations en leur temps, elle néglige le rock français chanté en anglais. Soit les groupes sont considérés comme de médiocres ersatzs du rock anglo-saxon, soit ils ne sont pas assez français en niant leur langue originelle. Pour ceux qui vivent sur les côtes normandes comme Little Bob Story et les Dogs, il est encore possible d’aller jouer en Grande-Bretagne pour se chercher un autre public qui les accueille d’abord avec curiosité avant d’être impressionné par ces formations qui ont la rage au ventre. Pour les Lyonnais, les choses sont plus compliquées. Il est difficile de s’expatrier. Quant à la Capitale, elle semble étanche au rock boogie et stonien de ces prolétaires aux cheveux longs, préférant la hype punk à tee-shirts déchirés. Si la France a été précurseur dans la mise en avant de formations désormais cultes du punk comme le MC5, les Stooges ou les Flamin’ Groovies, grâce à Marc Zermati, mais aussi au Iggy Pop Fan Club de Gilles Scheps, et a créé le premier festival punk à Mont-De-Marsan en 1976 et 1977, cela ne donne que bien peu de groupes solides.

La France provinciale vibre largement au son du rock à guitares basé sur des accords boogie et blues. C’est ce qui va d’ailleurs expliquer le succès majeur de Téléphone dont le premier album va sortir le 25 novembre 1977. Ils vont juste y apporter la touche en plus : leur jeunesse éminemment sympathique, et des textes en français qui claquent comme l’anglais. Mais la base de la musique de Téléphone reste les Rolling Stones, Led Zeppelin, et les Who.

L’espoir puis la galère

Factory prend la route durant deux mois ininterrompus en septembre et octobre 1977, ratissant le pays pour promouvoir leur premier disque. Mais les ventes sont médiocres. Si la presse n’a pas aidé, la distribution artisanale de Cézame-Cobra handicape également l’essor de Factory. Cela ne les empêche pas d’assurer une série de concerts dans un contexte fort sympathique sur l’Ile de la Réunion du 7 au 20 novembre 1977. Cependant, à l’issue de ces sets, Denis Fusi décide d’abandonner, fatigué par le rythme des tournées qui l’empêche de voir ses proches et sa famille.

En janvier et février 1978, le groupe désormais quatuor se retrouve en tournée commune avec une autre signature du label, les hard-blueseux de Trans Europe Express de Paris. Si l’entente est plutôt bonne entre les deux formations, l’organisation est désastreuse. Après les ventes médiocres de simples et de l’album, plus la tournée catastrophe de 1978, les Factory décident de rompre avec Cézame-Cobra, et de faire une pause et de se séparer momentanément. Cela ne dure guère, et le groupe repart à la recherche de musiciens pour se renforcer. Yves Rothacher vient de quitter Ganafoul et rejoint Factory. Quant à la seconde guitare, elle sera tenue par le brillant Gianni Usaï.

Factory a opté pour le chant en français. Cela tombe bien, car Yves Matrat a été étudiant en Lettres à la faculté de Lyon. Le nouveau répertoire est sérieux et solide, et Pathé-Marconi, qui a déjà signé les Variations et Téléphone, décide de donner sa chance à Factory en version française. Ils se retrouvent aux studios Pathé-Marconi de Paris avec Laurent Thibault qui les avait supervisé au Château d’Hérouville en 1977. Mais surtout, ils sont les voisins des Rolling Stones qui enregistrent l’album Emotional Rescue. Il y aura quelques jams entre les musiciens, comme Téléphone l’année précédente. Le résultat sera Cache Ta Joie qui sort en octobre 1979.

Une archive capitale

Factory a publié trois albums et un EP entre 1977 et 1982. Le groupe a toujours dû se plier aux exigences de ses commanditaires commerciaux. Le premier album sonnait trop propre, la signature avec Pathé-Marconi ne fera rien pour arranger ce point. Il s’agissait de trouver du tube, alors que ces groupes n’en avaient aucune conscience. Cela n’était pas leur objectif. Le modèle Téléphone allait provoquer l’émasculation du côté urbain et brutal de ces formations de banlieues ouvrières dont les groupes lyonnais étaient largement originaires.

Si Factory avait une discographie tout-à-fait significative, aucun disque ne rendait vraiment fondamentalement justice à la puissance de leur musique, celle qui avait justifié un enthousiasme aussi instantané que fut celui du quintette givordin. La publication de L’Amérique A La Casse permet d’entendre pour la première fois Factory dans son jus le plus brut. Il est ici capté en répétitions ou en direct en studio pour des démos entre 1977 et 1979, c’est-à-dire juste avant l’enregistrement du second album Cache Ta Joie. On y trouve d’ailleurs les démos de plusieurs morceaux de ce dernier.

Factory fait partie des formations les plus cultes du rock français avec les Variations et Ganafoul. Comment des formations aussi géniales ont pu être aussi magnifiquement ignorées ? Factory avait tout, à commencer par la classe rock’n’roll d’Yves Matrat entre Mick Jagger et Steven Tyler d’Aerosmith, avec un phrasé somme toute plus rugueux et profond que ces deux idoles. Les guitares, et notamment celle de Saïbi, sont prodigieuses d’entrelacs électriques dignes des meilleures formations américaines ou anglaises de l’époque. La basse de Fourmi tape dure, à la limite du son punk.

Les albums originaux sont devenus introuvables, et n’ont donc pas forcément le mordant nécessaire. L’Amérique A La Casse permet d’écouter un groupe de très haut niveau, pétri de fougue qui efface quelques approximations liées à la naïveté de la démarche musicale. Le répertoire est solide, et les interprétations délectables.

Trois séances sont conjuguées : une de 1977 avec la seconde guitare de Denis Fusi, une de 1978 en quatuor, et deux de 1978 et de 1979 avec le nouvelle équipage comprenant Yves Rothacher à la batterie et Gianni Usaï à la guitare. L’influence des Rolling Stones sur les morceaux datant de 1977 est encore grande, mais Factory a déjà une vraie patte sonore. « Flying From The Hairy Star » ou « Fix It » sont d’excellents exemples de cette musique stonienne brillamment réappropriée. Sur ce second titre, la basse de Philippe Veau est d’une brutalité impressionnante. Les guitares ne font que s’entremêler en riffs et en chorus. « Move On Twice » est un blues-rock à la Rory Gallagher finement interprété. La gouaille quasi-Bowiesque de Matrat contraste intelligemment avec le côté un peu convenu de ce genre de titre. Les éclaboussures funky finissent d’enluminer ce titre savoureux.

« Nothing To Do » permet d’entendre Factory en quatuor juste avant sa pause de la mi-1978. Le groupe s’y montre affûté et tendu. Puce Saïbi y est redoutable, occupant tout l’espace sonore avec sa Fender Stratocaster. Yves Matrat vocalise de manière nonchalante, entre pub-rock à la Ducks Deluxe et le Clash. « Early Morning » et « Little Chick » sont également de cette répétition. Le premier a une patte un peu Lou Reed, le second grogne comme du Led Zeppelin de 1969.

« Hey Man ! » est la première incursion de Factory dans la langue française. La fluidité du français sur la musique est grandement liée au talent d’Yves Matrat. Ce dernier chante avec un accent nasillard et narquois. Le quintette final est magnifique. La batterie d’Yves Rothacher ancre solidement Factory dans le groove. Saïbi et Usaï sont une paire de guitaristes très complémentaires. Quant à Fourmi, il continue de tabasser de grandes lignes de basse vrombissante. Factory semble bien armé pour passer le tournant de la décennie 1980, contrairement à des formations comme Little Bob Story qui peinent à compacter leur rock pour se lancer dans l’ère du vidéo-clip et du passage sur radio FM. « Carole » poursuit dans cet esprit, flirtant davantage avec le son des Rolling Stones, mieux que ces derniers eux-mêmes à l’époque.

Le téléchargement qui accompagne l’achat du vinyle permet d’entendre six titres supplémentaires issus principalement de répétitions au son un peu plus âpre mais toutefois fort agréable. « Ready Steady » sortira sur Black Stamp. Les guitares sont géniales. Yves Matrat s’amuse avec le groupe, et rend cette version particulièrement palpitante. « I’ve Got A Little Problem » est un inédit de 1977 qui ne verra pas le jour sur l’album. On peut le comprendre : il est efficace, mais ne décolle pas vraiment. C’est un boogie solide mais sans l’étincelle d’un « Black Stamp » ou « Ready Steady ».

Les quatre titres suivants sont issus des sessions de répétitions pour Cache Ta Joie. Le son est bien meilleur grâce à la qualité des studios Pathé-Marconi. Dès « Misère », Yves Matrat a trouvé son débit vocal en français, ses mots étant d’une grande subtilité. Musicalement, le groupe n’a rien perdu de son mordant grâce à la cohésion de Veau, Saïbi, Usaï et Rothacher. Le son des guitares s’est légèrement éclairci pour garder le mordant plutôt que le côté heavy sale. Cela n’empêche pas un titre comme « C’est Du Sexe » d’être des plus brutaux avec son tempo nerveux et ses guitares agressives.

« Rock Tricheur » poursuit dans la ligne boogie, il fera l’ouverture de Cache Ta Joie avec son côté très Sticky Fingers. « Retourne Chez Toi » poursuit dans la même veine, avec un côté tendu à la Status Quo mieux mis en avant par rapport à la version studio, presque rockabilly new-wave.

Ce disque est en tous les cas un cadeau inespéré pour tous ceux qui ont la chance d’entendre ne serait-ce que quelques mesures de Factory en action, ce qui sera mon cas dans un épisode de Culture Rock sur M6 consacré au Rock Français. J’y découvris par ailleurs aussi Little Bob Story, Dogs, et Ganafoul. Mais je me souviens parfaitement de ces deux petites mesures de « Ready Steady » de Factory, qui, comme le début de « Bad Street Boy » de Ganafoul, vont me hanter presque deux décennie durant. L’Amérique A La Casse est un fabuleux document sonore qui permet de savourer toute la férocité de Factory en prise live, et de se rendre compte qu’en 1977, la France avait tout de même de sacrés groupes de rock sur le circuit.