Le dernier né de la collection Discogonie dans laquelle chaque livre est entièrement et exclusivement consacré à l’étude d’un album, se penche sur le premier disque homonyme du duo américain Suicide, créé par Alan Vega et Martin Rev. Pedro Peñas Y Robles, déjà auteur de 4 livres (sur Joy Division, Nick Cave, Nitzer Ebb, et un dictionnaire de la new wave), y opère un retour en arrière de quelques 47 ans pour nous emmener dans l’envers du décor et nous aider à décoder ce qui reste encore aujourd’hui comme le disque séminal de toute une scène musicale.
Par Xavier Martin
Comme tu le fais dans le livre, peux-tu replacer pour nous le contexte (notamment la scène new-yorkaise d’alors) dans lequel Suicide est sorti ?
Pedro : La scène rock new-yorkaise des années 70 est principalement issue des cités ouvrières, des lieux diversifiés sur le plan racial et ethnique, des quartiers défavorisés qui ont permis l’émergence des scènes punk, rap, noise ou expérimentale. Le contexte socio-politique du New York des années 70 est particulièrement tendu, l’héroïne fait des ravages, la pauvreté, le chômage, les logements insalubres et une délinquance accrue font de la mégapole de l’époque la ville la plus dangereuse du monde. L’étincelle allumée dans les 60s par le Velvet Underground n’en finit pas de susciter des désirs, et la ville devient en quelque sorte le centre de gravité d’un punk rock originel initié à Ann Arbor (Michigan) par Iggy & The Stooges et le MC5. Pour survivre dans cet environnement décadent et ultra-violent, les artistes décident d’en découdre et d’achever définitivement le rock progressif, et le glam à paillettes, dans des salles de concert mythiques comme le CBGB ou le Max’s Kansas City. L’essor de Lou Reed, de Patti Smith, des New York Dolls (la quintessence du glam version punky dont le manager n’était autre que Marty Thau qui découvrit justement Suicide), Television, Richard Hell & The Voidoids, Ramones, Blondie, Talking Heads, Lydia Lunch & Teenage Jesus & The Jerks, permet à une scène au départ disparate et protéiforme de voir tout un tas de groupes agrégés autour d’un même noyau dur. La révolution punk rock américaine se fait dans les caniveaux et les squats à coup de riffs faméliques et de poésie protestataire. Il y a un monde entre la musique world d’un David Byrne et le punk-pop ardent des Ramones ou les expérimentations électroniques du duo Alan Vega/Martin Rev. Toujours alerte, le vénéré Brian Eno va cristalliser tout cela en produisant la compilation No New York en 1978 et les journalistes n’auront plus qu’à inventer l’étiquette “no wave” pour emballer le tout.
En tant que courant musical en tant que tel, la musique de Suicide en 1977 n’est pas facile à définir d’un mot : synth-punk ? Electro avant-gardiste ?
Pedro : Oui c’est un peu tout cela à la fois, mais pour moi Suicide c’est surtout du punk joué avec des synthés, du synth-punk donc ! Le flow rockab avec hoquets, feulements et cris d’un Alan Vega transfiguré par la hargne de celui qui attend ce moment de catharsis depuis 1970, permet de lier le fantôme d’Elvis à la modernité. Dès 75, ils sont prêts. Très vite virés de partout, les deux hurluberlus de Suicide ne tardent pas à se faire une réputation de loubards, des mecs de 40 piges venus des bas-fonds new-yorkais qui veulent juste impacter, provoquer, dénoncer, déranger, haranguer, en plongeant les modulations soniques de leurs machines malades dans une monstrueuse réverbération et des effets importés du dub jamaïcain. Suicide en 77 c’est le futur de la musique. « No future » dites-vous ?
L’influence de la musique du duo Martin Rev/Alan Vega – et de ce disque – est encore bien présente aujourd’hui, comment l’expliques-tu ?
Pedro : Je pense qu’on nous a occulté leur vraie influence en surcotant les magnifiques Kraftwerk et en intronisant ces derniers comme les pères absolus de la musique électronique dansante, l’electro, la new wave, la techno, le breakbeat, la synth pop etc. Mais les historiens de la musique électronique oublient souvent de révéler l’autre revers de la médaille, la face cachée du genre : Suicide !
Du premier album de Suicide partent des genres comme la musique industrielle, le noise, la techno hardcore, l’EBM, l’electro Pop ou l’electronica. Suicide c’est aussi cela. Je pense même que ce sont les vrais pionniers de la musique électronique avant Kraftwerk ou Silver Apples. Alan Vega et Martin Rev n’ont-ils pas débuté en 1970 dans des squats du Bronx quand Ralf & Florian faisaient encore de la musique de hippies avec des flutes et des oscillateurs ? Dès 70, Suicide sonne déjà comme le Suicide du premier single de 76 contenant “Rocket USA” et “Keep Your Dreams”. Le premier LP en 77 est quasiment joué dans l’ordre des concerts qu’ils faisaient des années auparavant. Autobahn de Kraftwerk (1974), souvent considéré comme le premier album composé avec des machines, est nettement postérieur aux premiers shows electro-punk de Suicide dans la grosse pomme.
Qui sont pour toi les groupes actuels pouvant légitimement revendiquer, par la musique qu’ils produisent, d’une filiation avec le duo ?
Pedro : Pour moi la plus notable filiation avec Suicide c’est Pan Sonic, d’ailleurs je recommande aux lecteurs d’écouter les deux albums du projet VVV (pour Vega, Vaïno et Vaïsanen) pour comprendre de quoi on parle. Plus largement le legs de Suicide se distille tout autant dans le hip hop que dans le punk ou l’industriel, des groupes comme Throbbing Gristle, Cabaret Voltaire, The Normal, Fad Gadget, D.A.F., Depeche Mode, Nitzer Ebb, Front 242, Soft Cell, The Sisters Of Mercy. 50 ans plus tard l’héritage de Vega & Rev suinte encore et toujours des pores de nombreux groupes actuels, des artistes aussi différents que Dive, Addn T X, Moon Duo, A Place To Bury A Strangers, Home Front, Position Parallèle, Maman Küsters, MIA, Peaches, The Soft Moon, Adult.
Pourquoi avoir choisi ce disque en particulier pour ton cinquième livre ?
Pedro : C’est venu comme une évidence, une fulgurance. En 2015, via mon label Unknown Pleasures Records, j’ai pris l’initiative de produire un Tribute à Suicide, et mon vieil ami Marc Hurtado (Étant Donnés) en a parlé à Alan Vega qui a validé le principe et a accepté d’apparaître sur notre compile. À la suite de cet hommage discographique j’avais en tête d’écrire un article sur l’enregistrement du premier album de Suicide. Courant 2022, l’écriture sur ce thème m’est venue avec une certaine aisance. J’ai également interrogé Marc Hurtado, ami d’Alan Vega, qui fait partie de ceux en France qui contribuent depuis des décennies à transmettre l’esprit et le son de Suicide. Il tourne d’ailleurs depuis quelques années avec Lydia Lunch, rendant tous deux un bel hommage à Suicide en reprenant leurs titres sur scène.
Crédit : Michel Canavaggia
Est-ce que l’écriture de ce livre a demandé des exigences particulières compte tenu de la nature même de la collection ?
Pedro : Absolument, pas de bavardages, je devais aller à l’essentiel. L’exigence de cette collection m’a poussé à être plus succinct et syncrétique que d’habitude. Je me suis focalisé sur ce qui me semblait le plus important à retenir dans la genèse du premier Suicide, et la portée de ce disque sur tout ce qui s’est ensuivi de neuf et d’énervé.
Quel est le titre ton titre préféré dans cet album ? Et pourquoi ?
Pedro : “Ghostrider” parce qu’il concentre à la fois l’électronique sauvage et hypnotique de ces pionniers et un esprit rock n’roll minimaliste qui annonce déjà tout ce que l’après-punk va accoucher comme groupes et disques aussi excitants les uns que les autres. Suicide restera comme la première pierre du punk rock électronique posée par Vega et Rev.
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Suicide dans la collection Discogonie des Éditions Densité (Rouen, 76). 96 pages, 12 euros