Le 30 octobre 1992, Kurt Cobain assiste médusé au concert de Calamity Jane, des natives de Portland qui font leur première partie à Buenos Aires. « Durant toute leur performance, toute l’audience a commencé à balancer de l’argent, […] de la boue, des cailloux… Au bout d’un moment, les filles se sont précipitées vers la sortie en pleurant. C’était atroce […] Un sexisme de masse » raconte-il. Au lieu d’annuler, le groupe décide d’afficher son dégoût. Les 60 000 spectateurs du stade José Amalfitani auront droit aux chansons les plus cryptiques du trio enchaînées sans un mot, aux yeux froncés de colère de Cobain et à une représentation statique où résonnera plusieurs fois le riff de “Smells Like Teen Spirit” stoppé net.

Par Palem Candillier

Ce sabotage punitif – à l’encontre de l’usine à tubes que le public argentin voulait voir – représente bien la position de Kurt et des siens vis-à-vis du combat égalitaire à mener dans le monde du rock. Le mépris absolu du guitariste pour la masculinité toxique, son horreur de la culture du viol et son respect évident pour les femmes prennent racine dans des épisodes traumatiques de sa jeunesse et son sentiment de décalage avec l’Amérique virile des 80s incarnée par Axl Rose, qu’il tournait en dérision dès que possible. La liste qu’il dresse un jour de ses cinquante albums préférés reflète cette évidence féminine dans son éducation artistique : on y trouve The Slits, The Breeders, Kleenex, The Raincoats, PJ Harvey, Marine Girls, The Vaselines ou Mazzy Star. Ses propres chansons, de l’hommage à l’actrice opprimée Frances Farmer au sordide fait divers de “Polly”, sont des actes de résistance aujourd’hui mondialement diffusés.

Mais écouter des “female bands”, s’avouer écoeuré par le machisme ambiant et jouer parfois en robe n’est pas un alibi pour le leader, qui a lié le geste à la parole. Son soutien à la scène féminine du nord-ouest des Etats-Unis – dont une partie se constitue alors dans le mouvement alternatif anti-sexiste riot grrrl – s’est concrétisé dans des concerts communs et dans la promotion qu’il faisait de leur travail. C’est aux côtés de Dickless, L7 et Bikini Kill (dont la batteuse Tobi Vail fut une relation personnelle et artistique majeure pour Cobain) qu’il tourne avant l’explosion de Nevermind. Passé 1991, son activisme scénique est plus limité, la faute à des conditions imposées par la grosse machine qui se met en place. Nirvana partage alors parfois l’affiche avec Hole et The Breeders et participe à la première édition de Rock For Choice, des concerts caritatifs en faveur du droit à l’avortement. En 1993, le groupe impose ses premières parties sur la tournée américaine de In Utero, notamment le quatuor Come, mené par la guitariste Thalia Zedek, et les japonaises de Shonen Knife. Kurt déclarait que voir un show du trio nippon le transformait en « enfant de neuf ans à un concert des Beatles » et loua leur talent de compositrices pop.

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La bande de Seattle s’est aussi distinguée en s’entourant d’icônes féminines. On pense à Kim Gordon, bassiste de Sonic Youth avec qui Nirvana a partagé une tournée européenne racontée dans le documentaire déglingué 1991 : The Year Punk Broke. La musicienne affirme avoir été une présence « maternelle » de ces trois jeunes gens sur qui le succès allait bientôt rouler. Courtney Love serait l’autre versant de ce monde mixte que le groupe se construit. Si tout et n’importe quoi a été dit sur la chanteuse, son emprise sur Cobain et ses prétendues intentions,

ce dernier l’a toujours valorisée artistiquement. Les époux se partageaient un carnet de textes dans lequel chacun pouvait contribuer ou puiser à sa guise, et il ne fait aucun doute que la poésie torturée de In Utero doit beaucoup à cet exercice. S’ils n’ont joué sur scène qu’une seule fois ensemble, Kurt a déclaré un jour – provoc’ ou pas – qu’il aimerait « quitter son groupe pour rejoindre Hole » en louant la connexion qui se faisait avec les californiennes.

Le soin du chanteur à inclure l’autre moitié de l’humanité dans son monde a été une évidence au moment de l’intronisation du trio au Rock’n’Roll Hall Of Fame en 2014. A cette occasion, Dave Grohl, Krist Novoselic et Pat Smear se sont réunis pour un concert dans lequel quatre femmes prirent la place de Kurt : Kim Gordon, Joan Jett, St. Vincent et Lorde, trois “générations” de femmes touchées à leur manière par sa musique et son message. Comme le résume Novoselic : « On a pensé que ce serait un bel hommage à Kurt et à ce que voulait transmettre Nirvana ».