par Julien Deléglise

Le label British Progressive Jazz vient de publier un enregistrement essentiel du jazz-rock anglais des années 1970 : un enregistrement en concert de l’éphémère Pat Smythe Quartet datant de 1973. Cette publication confidentielle, destinée avant tout aux passionnés, est cependant un rappel de la vivacité éclatante de la musique anglaise de cette époque, ainsi qu’une remise en lumière d’un son oublié.

Lorsque le phénomène Beatles explose en 1962-1963, la musique britannique est alors fragmentée. Les pionniers américains du rock’n’roll sont venus se réfugier en Europe pour continuer à jouer. Eddie Cochran, Gene Vincent, Jerry Lee Lewis, Chuck Berry ou Bo Diddley tournent fréquemment en Grande-Bretagne, et commence à faire émerger une scène rock britannique dont Screaming Lord Sutch, The Shadows ou Johnny Kidd And The Pirates sont les premiers animateurs. Ils devront lutter face à une musique plus édulcorée, une sorte de rock’n’roll bon teint : le twist. Ricky Nelson en devient l’un des chantres, et débute une carrière interminable faite de multiples tubes typiquement anglais. Tom Jones et sa northern soul apparaît à peu près à la même époque, et deviennent les concurrents des Beatles dans les classements de ce début de décennie sixties. Néanmoins, les quatre de Liverpool ont la faveur du jeune public, qui apprécie leur côté frais et spontané, ainsi que leurs mélodies originales.

Pendant ce temps, dans les clubs londoniens, des musiciens comme John Mayall, Alexis Korner et Cyril Davies sont les premiers porte-paroles d’une musique plus pointue mais qui commence à séduire un public étudiant : le blues. C’est dans leurs orchestres que les membres des futurs Rolling Stones, puis Eric Clapton et Peter Green se feront la main. Les Rolling Stones et les Yardbirds, avec leurs sonorités rhythm’n’blues et leur attitude jeune vont mettre un vrai coup de projecteur sur cette musique afro-américaine délaissée dans son propre pays.

La scène blues côtoie celle du jazz anglais, qui s’est développé de manière assez marginale dans les années 1940-1950. Il prend peu à peu de l’essor avec des musiciens comme le trompettiste Tubby Hayes, le saxophoniste Joe Harriott, les pianistes Ken Moule et Pat Smythe, ou le batteur Phil Seamen. Cette petite scène efficace commence à faire des émules chez de jeunes musiciens : Ginger Baker, Jon Hiseman, Jack Bruce, John McLaughlin… Partageant les mêmes clubs, dont le Marquee de Londres, la frontière entre rhythm’n’blues et jazz commence à devenir floue. Le Graham Bond Organization avec Bruce à la basse et Baker à la batterie va devenir l’un des groupes pionniers de la fusion possible entre influences rock’n’roll, blues et jazz. La scène folk ouvre aussi de nouvelles possibilités. Parmi les musiciens influents se trouve Davy Graham, guitariste prodige qui va connaître un tube avec l’instrumental « Angi » en 1962. Rapidement, ces pionniers jazz, blues et folk fusionnent d’autres musiques avec leurs racines originelles : sonorités nord-africaines, africaines, et indiennes. Ce sont eux qui dès 1966 indiquent la route à suivre dans l’expérimentation pour les groupes de rock psychédéliques, Beatles en tête.

La scène jazz-rock britannique

Le jazz britannique ne semble pas vouloir disparaître face à la place croissante de la pop music dans les clubs et les salles de concerts du pays. Au contraire, il s’adapte, et forme de jeunes musiciens qui vont eux-mêmes faire des émules. John McLaughlin quitte Londres en 1969 et rejoint le Tony Williams Lifetime puis Miles Davis avant de fonder le fabuleux Mahavishnu Orchestra. Le trompettiste Ian Carr créée Nucleus en 1969, et lance la première grande formation jazz-rock britannique, dans la lignée des premiers albums électriques de Miles Davis, et après plusieurs albums de jazz flirtant déjà avec la fusion dans le Don Rendell/Ian Carr Quintet.

Soft Machine, trio fondateur de la musique psychédélique avec Pink Floyd, et qui s’inspire très largement de la musique jazz pour construire ses trois premiers albums mythiques, va devenir par la suite lui-même une formation jazz-rock à proprement parler. La scène reste cependant assez réduite, et la porosité entre les deux grands de la scène britannique, Soft Machine et Nucleus, est totale.

Le batteur Jon Hiseman fonde lui aussi son premier ensemble de jazz fusion avec Colosseum, ouvertement plus rock. Il ouvre également la voix à la musique que l’on va qualifier de progressive, et qui va engendrer des groupes comme Jethro Tull, Emerson Lake & Palmer, Genesis, Yes ou King Crimson. Ce dernier, qui est le déclencheur véritable de cette scène, est lui aussi en partie issu du jazz, dont l’influence est palpable sur leur chef d’oeuvre In The Court Of The Crimson King en 1969. Colosseum conserve cependant des fondamentaux jazz avec le pianiste Dave Greenslade et le saxophoniste Dick Heckstall-Smith. Ils se doteront même d’un chanteur de rhythm’n’blues en la personne de Chris Farlowe.

Du côté de Soft Machine, le virage jazz-rock est officialisé avec le départ du batteur Robert Wyatt, remplacé par John Marshall, un transfuge de Nucleus. Du côté de ce dernier, les choses ne vont pas trop bien, car après trois albums et deux années d’activité scénique intense, le groupe se disloque. Ian Carr poursuit sous son propre nom avec l’album Belladonna, enregistré avec un jeune guitariste prodige nommé Allan Holdsworth, et qui n’a qu’un seul disque à son actif, celui de son précédent ensemble nommé Igginbottom.

Les étoiles s’alignent

Holdsworth fait des étincelles sur Belladonna, et Jon Hiseman, en rupture de Colosseum, décide de fonder en 1972 un groupe original qui doit être une fusion de hard-rock et de jazz. La chose prend le nom de Tempest. Mark Clarke de Colosseum est à la basse, Paul Williams est au chant, et Allan Holdsworth en est le maître à la guitare. Le premier album homonyme sort en février 1973. La sauce prend. Tempest est novateur à plusieurs niveaux, et dispose d’un véritable prodige à la guitare, ce qui est un atout à l’époque des guitares-héros : Jeff Beck, Jimmy Page de Led Zeppelin, Ritchie Blackmore de Deep Purple, Tony Iommi de Black Sabbath, Brian May de Queen, Rory Gallagher, Buck Dharma de Blue Oyster Cult…

Cependant, Jon Hiseman apprécie un autre ovni de la guitare : Ollie Halsall de l’étrange et fabuleux ensemble Patto, qui réussit le tour de force de fusionner blues, heavy-rock et jazz. Patto s’est brisé en 1973 après une épuisante tournée américaine en compagnie de Joe Cocker et de quelques autres pas avares de came et d’alcool. L’idée de réunir les deux prodiges est trop belle, créant du même coup un quintette avec deux guitares jazz-rock virtuoses, une première. Le résultat va prendre forme de manière très éphémère, à peine un mois. Heureusement, une session live à la BBC le 2 juin 1973 captera le miracle. Mais comme jadis les Yardbirds avec Jimmy Page et Jeff Beck aux guitares fin 1966, les egos vont briser la fusion magique, en particulier celui de Holdsworth, qui se sent dépossédé de son premier vrai tremplin vers la reconnaissance pour n’être qu’un soldat génial dans un ensemble. L’enregistrement du 2 juin 1973 demeure cependant à ce jour un véritable miracle sonore, la joute étant constante et source de multiples traits de génie instrumental. Allan Holdsworth se retrouve dès lors disponible pour un nouveau projet.

Pat Smythe Quartet

Holdsworth se replie sur la scène qui l’a fait émerger, et s’y complaît. Après tout, il y revient auréolé de succès et de reconnaissance, et peut enfin imposer sa vision des choses. Il y retrouve quelques pionniers dont le pianiste écossais Pat Smythe. Holdsworth a toujours admiré son travail avec le Joe Harriott Quintet et le musicien d’origine indienne John Mayer.

Un quartette se dessine avec Holdsworth, Smythe, le contrebassiste Daryl Runswick, et l’homme de tous les bons coups en matière de jazz-rock : John Marshall à la batterie, ex-Nucleus, ex-Jack Bruce Band et récemment intégré à Soft Machine. Si Holdsworth est le plus connu des quatre, il décide de laisser la primeur à l’aîné : Pat Smythe. Le guitariste veut également se remettre au service d’un musicien confirmé, sans bataille d’ego. Ce sera le Pat Smythe Quartet.

Le pianiste, né en mai 1923, a quarante ans lorsque son premier quartette se lance sur la route. Et il n’avait pas imaginé un tel succès. Car les réputations de Holdsworth et Marshall sont conséquentes, dépassant largement le strict cadre de la scène jazz. Ils sont des musiciens progressifs comme ceux de Yes, Soft Machine ou King Crimson dans un contexte très favorable au jazz fusion. Miles Davis est devenu une icône pop jouant dans des festivals rock depuis 1970. Herbie Hancock et ses Headhunters sont aussi devenus des têtes de pont du jazz fusion, drainant derrière eux Return To Forever et Weather Report. Les disques se vendent par millions d’exemplaires aux USA. En Europe, le rock progressif est une excellente manne financière, et le succès précurseur de Colosseum tant en Europe qu’aux Etats-Unis a ouvert la voie. Le petit équipage composé de Smythe, Holdsworth, Runswick, et Marshall prend la route avec une certaine candeur. Il ne s’agit alors que de quelques dates dans un agenda possiblement chargé, notamment celui du batteur John Marshall avec Soft Machine.

Destiné à des clubs spécialisés dans le jazz, le Pat Smythe Quartet fonctionne d’abord en une sorte de vase clos. Mais très rapidement, les noms de Holdsworth et Marshall sont des vecteurs magnétiques du public rock de l’époque. Leur aura nouvelle rejaillit sur les discrets Smythe et Runswick, deux musiciens de l’ancienne école devenus vedettes en jouant avec deux voyous du jazz électrique.

Une musique ambitieuse

Jusqu’alors, il ne restait de cette courte épopée que des documents filmés de 1973. Si l’on cherche la discographie de Pat Smythe, on ne trouve aucune trace de ce quartette qui n’aura existé qu’en concert. Le miracle de cet album, c’est qu’il propose une prestation complète et parfaitement captée du Pat Smythe Quartet dans la magie de son art. Il réunit deux prestations en France : le 17 juillet 1973 à la Salle Pleyel de Paris, et la seconde le 21 août 1973 au Festival de Jazz à l’Amphithéâtre de Châteauvallon. La seconde sera filmée par l’ORTF, et retransmise en Grande-Bretagne par la BBC un an plus tard.

Le disque débute par les presque quatorze minutes de « Golden Lakes ». C’est un thème dominé par la guitare cristalline d’Allan Holdsworth. Il débute délicatement, uniquement accompagné de quelques notes de piano électrique et de quelques glissements d’archet sur les cordes de la contrebasse. Puis le tempo démarre avec la batterie de John Marshall. L’équipage se lance dans une ballade électrique aux confins d’une nature au crépuscule. La confrontation entre l’instrumentation électrique d’Holdsworth, la contrebasse de Runswick, et le jeu de batterie foisonnant de Marshall est captivante. Tout semble parfaitement s’articuler. le jeu de Smythe entre post-bop et fusion est le parfait contre-point à la guitare. Il délivre lui aussi un beau solo électrique sur « Golden Lakes ». Les quatre musiciens seront régulièrement mis à contribution en solo, y compris Runswick et Marshall. On sent la volonté de Holdsworth de ne pas tirer la couverture à lui, mais de bien respecter l’esprit du quartette constitué de quatre musiciens aux talents individuels associés.

« Rank’s Vibe » a l’esprit d’un blues coltranien. Pour cela, Pat Smythe prend les commandes de son piano acoustique, et Marshall et Runswick se calent dans ce mood. Holdsworth est d’abord discret, avant de revenir avec un solo fin et délicat fait de petites notes en pointillés. « Village Greene » poursuit la vibration sixties avec un hard-bop à la Art Blakey, mais électrifié par le piano et la guitare. « Casa Forte » redémarre en trombe avec une atmosphère plus jazz-rock, le tempo et la mélodie sentent les Caraïbes. Le solo de Holdsworth est passionnant, ses doigts longs et fins étant capables d’aller chercher des alliages de notes étonnants, et toujours dotés d’une grande poésie.

Avec « Floppy Hat », nous quittons la Salle Pleyel pour le festival de Châteauvallon. La différence de son n’est pas majeure, et permet aux deux sets de constituer une prestation unique qui s’écoute avec plaisir. « Floppy Hat » est nettement plus jazz fusion, avec son rythme fait de roulements de caisses et de cymbales appuyés, d’un piano électrique quasi-funk, et d’une guitare au langage plus rock. Toute la poésie mélodique de Holdsworth s’imprime ici, ainsi que la grande versatilité du jeu de John Marshall, capable d’être aussi brillant sur des rythmes jazz que rock. Daryl Runswick offre un étonnant solo à l’archet d’inspiration Charlie Mingus qui vient rompre avec talent le cheminement trop convenablement jazz-rock du morceau.

« Waiting Of The Walrus » débute comme un morceau free, avec ses dissonances, avant de partir sur un tempo rapide post-bop. Le piano électrique, la guitare et la contrebasse sont toujours au bord de la mélodie et du chaos. Le phrasé fin et expressif de la guitare d’Allan Holdsworth réussit à sinuer dans cet esprit qui n’est pas fondamentalement le sien. C’est lui qui maintient le groupe pendant que ses trois camarades ne font que chercher à s’évader vers le free.

« New Damn » est un blues lent interprété au piano acoustique par Pat Smythe. Holdsworth se range à nouveau dans le rôle d’accompagnateur discret et appliqué. Une grande sérénité se dégage de ce morceau délicat, sorte d’aube nouvelle, quand tout est calme, le silence à peine rompu par quelques chants d’oiseaux.

Le disque se termine par une pépite nommée « British Rail ». Il s’agit d’une composition signée Holdsworth, imprégnée de son obsession pour le train. Elle resurgira dans Soft Machine avec « The Man Who Waved At Trains ». Ce morceau est justement prémonitoire du Soft Machine à suivre, notamment dans la construction entre la guitare et la batterie. Le piano électrique et la contrebasse sont d’efficaces instruments rythmiques, notamment la ligne basse quasi-funk. Allan Holdsworth y fait feu de tout bois, ses chorus comme ses lignes rythmiques sont absolument fantastiques. Il emmène avec lui Pat Smythe qui se livre à un superbe solo de piano électrique plein de clairs obscurs.

Un groupe éphémère

Fort de telles prestations scéniques, le Pat Smythe Quartet semblait bien parti pour enregistrer un premier album. Mais sa destinée va rapidement bifurquer en cette fin d’année 1973. Soft Machine, dont John Marshall est le batteur depuis 1971, a tenté l’expérience avec une guitare lors d’une prestation en mai 1973 à la télévision allemande avec Gary Boyle. Mais il préférera fonder Isotope qui aura par ailleurs comme bassiste un ancien Soft : Hugh Hopper à partir de 1974.

En 1973, Soft Machine a sorti Seven, un disque de jazz-rock austère dont la tonalité ne correspond pas à l’esprit fusion du moment si on le compare avec Mahavishnu Orchestra ou Return To Forever. Même Miles Davis s’est mis à la guitare, il en a même deux dans son orchestre. Allan Holdsworth est un petit prodige montant, encore accessible pour Soft Machine. Tous deux pourraient cheminer ensemble : le premier rejoindrait un groupe confirmé, le second pourrait se relancer avec du sang neuf.

C’est exactement ce qu’il va se passer, et Allan Holdsworth rejoint officiellement Soft Machine en fin d’année 1973 après que le groupe se soit produit une dernière fois en quatuor à l’automne. Pour le Pat Smythe Quartet, c’est la fin. Lorsque ressortira en 2023 la vidéo de « British Rail » filmé à Châteauvallon en 1973 par l’ORTF, et maladroitement datée de 1974, cet épisode de la carrière d’Allan Holdsworth sera une véritable découverte pour les fans du guitariste disparu, référence sonore d’Eddie Van Halen. British Progressive Jazz vient de combler un manque précieux en proposant ce live fascinant et passionnant d’une musique quelque peu révolue, mais qui ne demande qu’à renaître.