En 1974, Robin Trower, trio portant le nom de son guitariste-fondateur, sort son second album nommé « Bridge Of Sighs ». Il monte haut dans les classements nord-américains, et devient disque d’or, leur premier. Cinquante ans plus tard, le nom de Robin Trower ne parle plus qu’à une petite poignée de fans en France. Le guitariste anglais est resté un phénomène essentiellement américain, continent alors encore traumatisé par la perte de Jimi Hendrix. « Bridge Of Sighs » sort ces derniers jours sous la forme d’un joli coffret de quatre disques qui permet de se replonger dans l’univers dense de ce guitariste hors-pairs et de son groupe magique.

Il y a de curieuses coïncidences tout de même. Alors que la France traverse une période des plus incertaines, Chrysalis réédite une belle version de l’album « Bridge Of Sighs », un disque merveilleux mais hautement vénéneux et mélancolique. Se replonger dans cette musique est une expérience troublante. J’y ai aussitôt retrouvé les sensations intactes de mes premières écoutes, lorsqu’à l’âge de dix-sept ans, j’ai entendu la musique de Robin Trower. Jamais je n’avais entendu une musique aussi puissante émotionnellement parlant. Il y règne une sensation de bord d’abîme, on est sans cesse chahuté entre tristesse et joie amère. « Bridge Of Sighs » fait partie des disques de belle musique électrique, de celles qui vous emmènent à la fois ailleurs et au plus profond de vous-même.

Southend-On-Sea et un slow encombrant

Robin Trower n’est un garçon pas plus prédestiné à la tristesse intérieure que moi. Né le 9 mars 1945 à Catford dans la banlieue de Londres, il grandit ensuite au bord de la mer à Southend-On-Sea dans une famille modeste mais unie. Il connaît le parcours classique de nombreux musiciens anglais de son époque, trouvant révélation à la foi dans le rock’n’roll et la soul américaine passant à la radio, mais aussi dans l’explosion des premiers groupes anglais : Beatles, Rolling Stones, Kinks… Il fonde les Paramounts en 1960 avec des camarades de classe, dont un pianiste nommé Gary Brooker. Le groupe sera rejoint par le batteur Barrie James Wilson, alias BJ Wilson, en 1962. Les Paramounts deviennent professionnels et enregistrent quelques simples et EPs entre 1963 et 1965, mais la formation se contente de faire des reprises alors que les groupes au sommet comme les Beatles ou les Kinks enregistrent leurs propres compositions. Ils se séparent après le départ de Gary Brooker en 1966. Ce dernier fonde un nouveau groupe qu’il nomme Procol Harum, et qu’il a créé avec l’organiste Matthew Fisher et le parolier et poète Keith Reid.

Ayant signé chez Regal Zonophone à l’automne, une filiale de EMI, ils enregistrent une de leurs premières collaborations, celle qui leur a permis de se faire remarquer : A Whiter Shade Of Pale, qui sort le 12 mai 1967 en simple. Enregistré avec le guitariste Ray Royer, le bassiste David Knights et le batteur de session Bill Eyden, il devient un tube mondial immédiat grâce à son astucieuse construction devant autant à Bach qu’à Booker-T And The MG’s. C’est l’une des grandes chansons du Summer Of Love londonien, ainsi que le grand slow des soirées pour les trente années à venir.

Procol Harum commence à se stabiliser au cours du mois de juillet 1967 avec l’arrivée de BJ Wilson à la batterie, puis de celle de Robin Trower à la guitare. C’est ce nouveau groupe qui enregistre le premier album homonyme qui est publié le 24 novembre 1967. C’est un échec commercial cuisant, accrochant à peine une 47ème place des ventes aux USA, et ne se classant nulle part en Europe. Il n’y a sur ce disque rien d’aussi évident que A Whiter Shade Of Pale. Il y a pourtant des merveilles comme Conquistador, Cerdes (Outside The Gates Of) ou Repent Walpurgis. Ce dernier se rapproche d’ailleurs assez nettement de A Whiter Shade Of Pale, mais rien n’y fait : Procol Harum est brutalement boudé après son premier tube. Robin Trower commence par ailleurs à faire entendre sa guitare, sorte de croisement original entre Cream et Jimi Hendrix Experience.

Regal Zonophone maintient cependant sa confiance en Procol Harum, et le groupe publie l’album « Shine On Brightly ». Authentique chef d’oeuvre, il doit autant à Brooker, Fischer et Reid qu’aux arrangements instrumentaux de Robin Trower. Sa guitare reste cependant en retrait dans le mix de par la présence de deux claviéristes dans le groupe, et de par la volonté de Brooker de développer une musique ambitieuse et orchestrale. La face B du LP est occupée par la composition à tiroirs In Held Twas In I. Procol Harum confirme sa place de précurseur de la musique progressive anglaise avec Pink Floyd et les Moody Blues. Le talent de mélodiste de Brooker explose sur des chansons comme Shine On Brightly, magnifiquement portées par sa voix chaude et expressive. L’album monte dans les classements américains grâce à une intense tournée sur le continent, et à la faveur d’un climat psychédélique qui leur est favorable. Le disque grimpe à la 24ème place du Billboard, mais sera non classé en Europe.

Il faudra attendre le troisième album, « A Salty Dog » en 1969, pour que la Grande-Bretagne s’intéresse à cet étrange équipage. Le simple A Salty Dog monte à une modeste 44ème place, et permet au LP d’y atteindre la 27ème position. Du côté des Etats-Unis, les ventes restent constantes, mais pas encore mirobolantes : 32ème du Billboard. Si le rock progressif est en pleine ascension, Procol Harum vient de se faire dépasser par sa droite par des formations anglaises plus bruyantes qui s’imposent sans vergogne : Jeff Beck Group, Led Zeppelin, Ten Years After, puis Jethro Tull et Black Sabbath.

Sur ce troisième album, Robin Trower impose deux de ses compositions : le blues hookerien Juicy John Pink, et le mélancolique Crucifiction Land que Brooker a le malheur de lui laisser chanter. Trower n’est pas un bon chanteur, sa voix nasillarde n’a vraiment rien d’intéressant. Dans tous les cas, c’est la prise de conscience qu’une guitare plus puissante devient indispensable pour s’imposer sur la scène rock en 1969-1970.

Des barrières brisées

Durant l’hiver 1969-1970, Procol Harum s’installe dans un cottage à Horsham, une petite ville à la campagne entre Londres et la côte sud de la Grande-Bretagne. Matthew Fisher doit s’occuper de la production, mais clairement, il se sent mis à l’écart. Robin Trower s’est peu à peu imposé depuis un an. C’est lui qui convainc le groupe d’embaucher le bassiste Chris Copping, au jeu plus lourd. Il finit aussi par convaincre le reste de Procol Harum de la nécessité d’abandonner un claviériste sur deux pour rééquilibrer le son du groupe et s’ouvrir des horizons plus rock et moins symphoniques. Fischer ne peut que constater qu’il n’a plus rien à faire au sein de Procol Harum, et Chris Thomas, qui a travaillé avec George Martin, prend la suite à la production. Fischer ne lui en tiendra pourtant nullement rigueur, comme on le verra un peu plus tard.

Une fois encore, Robin Trower impose deux compositions. La première ouvre le disque « Home », et s’appelle Whiskey Train, qui fera même l’objet d’un petit film/clip de promotion. C’est une vraie bascule sonore pour Procol Harum, avec une plongée dans le proto-hard-rock blues. Trower y développe sa fascination pour Cream et surtout Jimi Hendrix, notamment dans ses chorus sinueux et étourdissants de virtuosité. Il porte littéralement tout le morceau, et malaxe ce langage blues d’une manière très personnelle, alliant violences émotionnelle et sonore. Sa Gibson Les Paul n’a jamais sonné aussi salement, comme une sorte de fusion entre Led Zeppelin et les Stooges, le tout posé sur une rythmique rhythm’n’blues impeccable. Le guitariste signe également l’inquiétant et cancéreux About To Die, qui augure déjà ce qu’il va développer en solo par la suite. Débarrassé de Fischer pour les arrangements, Trower impose davantage ses idées. Si il n’a pas écrit Still There’ll Be More, ses riffs bluesy et son chorus magique propulsent littéralement la chanson dans une dimension épique. Si commercialement, « Home » ne fait guère mieux que son prédécesseur aux USA et en Grande-Bretagne, il se classe haut au Canada, en Australie et au Danemark.

La configuration Brooker-Trower-Wilson-Copping fonctionne merveilleusement. Le quatuor s’impose ainsi comme une attraction scénique de plus en plus demandée, loin de son image de groupe de laborantins de studio. Trower a apporté de la spontanéité musicale dans Procol Harum, et cela semble marcher. Malgré ce succès, le guitariste reste toujours une sorte d’employé de Brooker et Reid, à qui l’on concède un peu du bout des lèvres un certain talent. Sur l’album « Broken Barricades », largement dominé par sa guitare, il ne peut signer que trois chansons sur huit, dont le brillant « Memorial Drive ». Ses arrangements électriques sont devenus incontournables comme sur « Simple Sister ». Les enregistrements live de radios US dévoilent la domination de plus en plus évidente de sa guitare dans la force musicale de Procol Harum. Mais Brooker et Reid, tout comme l’autre ancien BJ Wilson ont du mal à lui laisser une place suffisante.

Il devient de plus en plus évident que Robin Trower ne pourra développer sa propre musique qu’en dehors de Procol Harum. Il officialise son départ du groupe après la tournée de « Broken Barricades », et devient un artiste solo.

Un homme de ce monde

En ce début de décennie seventies, le temps est aux guitare-héros. Jimmy Page de Led Zeppelin, Ritchie Blackmore de Deep Purple, Alvin Lee de Ten Years After, Jeff Beck et son Group, Rory Gallagher, John MacLaughlin et Mahavishnu Orchestra… ont transformé l’essai réalisé par Jimi Hendrix en faisant du guitariste l’élément majeur du groupe de rock, et les improvisations solistes les grands moments de communion live. On n’hésite pas à étendre des solos à l’envi, plusieurs minutes durant, comme le fit Cream avec Eric Clapton entre 1966 et 1968. Robin Trower est de l’école Jimi Hendrix. Il reste fasciné par la profondeur de son blues psychédélique. Il n’est cependant pas un consommateur de came comme la plupart des musiciens acides. Il boit quelques verres, mais n’est pas un pratiquant du mode de vie rock’n’roll. Discret, timide, il préfère se consacrer à sa musique, se reposer pour le show prochain, et se noyer dans ses circonvolutions électriques soir après soir, d’une discrétion personnelle absolue. Procol Harum lui avait permis d’exprimer sa grande mélancolie naturelle, mais il était parfois difficile de lui en attribuer la paternité, car Gary Brooker est aussi ce genre d’homme. Et c’est justement la complémentarité de leurs univers finalement très proches qui va contribuer à faire de la musique de Procol Harum ce qu’elle est.

Lorsque Robin Trower devient artiste solo, Chrysalis décide de le garder. La maison de disques a déjà dans son écurie Ten Years After, et ne va pas tarder à recruter UFO avec le prodige Michael Schenker à la guitare. Il se doit cependant de former un vrai ensemble crédible. Pour cela, il s’associe avec des musiciens qu’il apprécie : l’ancien batteur de Jethro Tull Clive Bunker et le chanteur écossais Frankie Miller. Pour la basse, il a recruté un certain Jimmy Dewar, lui aussi d’origine écossaise, et oeuvrant auparavant dans le groupe Stone The Crows. Outre le fait qu’il y assurait une ligne de basse solide et très blues, il est doté d’un joli brin de voix soul qui pourrait se révéler être un bon complément à celle de Miller, proche d’un Paul Rodgers de Free. Le quatuor prend le nom de Jude, et répète plusieurs mois. Cependant, les egos vont vite briser la bonne entente, surtout entre Bunker et Trower, tous deux sortant de formations établies. Le guitariste n’est pas spécialement prétentieux, mais il a une vraie vision de sa musique, et il ne veut plus faire des compromis comme dans Procol Harum. Quant à Miller, il a déjà l’étoffe d’un artiste solo, et leur collaboration se transforme en groupe à deux têtes, avec deux univers blues bien distincts. Jude se sépare rapidement. Dewar reste cependant aux côtés de Trower. Le guitariste se rend rapidement compte qu’il n’a en fait nullement besoin d’un chanteur à part entière, le bassiste assurant le poste de manière exceptionnelle.

Il manque un batteur, et c’est un certain Reginald « Reg » Isidore qui est recruté. Originaire de l’île d’Aruba dans les Antilles Néerlandaises au large du Venezuela, il a joué auparavant dans le groupe de blues du chanteur Julio Finn, le Julio Finn Blues Band qui a publié un album, « Rainbows All Over My Blues » en 1970. Isidore est un batteur précis, carré, solide, également capable de quelques belles volées de caisses si nécessaire. Il a à la fois la solidité d’un Simon Kirke de Free, et la fantaisie mesurée d’un John Bonham de Led Zeppelin. Le trio se met au travail à la fin de l’année 1972 avec quelques rares bases de morceaux issus de Jude. Le seul rescapé se nomme I Can’t Wait Much Longer, blues cancéreux signé Frankie Miller et Robin Trower.

C’est lui qui ouvre le premier album du trio Robin Trower, qui sort en mars 1973. Le disque a été capté par Matthew Fischer, l’ancien organiste et arrangeur de Procol Harum, resté ami avec le guitariste dont il a flairé le plein potentiel artistique. Pour accentuer la dimension spatiale du heavy blues-rock du groupe, Trower fait appel au dessinateur Funky Paul Olsen. Il va créer des mondes oniriques à base de couleurs et de formes géométriques épurées qui font référence à la notion d’espace, en parfaite synthèse intellectuelle avec sa musique.

L’album « Twice Removed From Yesterday » est un chef d’oeuvre sonore. L’âme musicale du guitariste est déjà parfaitement en place, magnifiquement secondée par la batterie solide de Reg Isidore et la basse épurée de Jimmy Dewar. C’est la voix de ce dernier qui illumine ce premier disque, au moins autant que la guitare virtuose de Trower. La profondeur blues’n’soul de son timbre, jamais vraiment forcé, donne une dimension irréelle à la musique blues cauchemardesque du guitariste, qui développe des riffs turbulents et tempétueux. Isidore n’a plus qu’à jouer le métronome implacable de cet univers épique et inquiétant sur ses quatre cordes.

L’amertume, un art de vivre

« Twice Removed From Yesterday » signifie littéralement « supprimé deux fois depuis hier ». L’intitulé de l’album fait déjà état d’une sensation de mise en marge. Il débute donc par le fantastique I Can’t Wait Much Longer. Il dispose de tous les codes du blues-rock de l’époque : une histoire de séparation, avec à la clé un homme qui attend un train pour l’emmener ailleurs. Alors que le personnage principal de la chanson ressasse son échec, il fait un bilan nuancé, faisant la part entre ses responsabilités et celles de son ex-compagne. Cette approche est plutôt nouvelle. Elle n’est pas dans la continuité de l’homme qui fait tout pour satisfaire sa compagne, qui, ingrate, finit par le larguer. Il y a des torts de chaque côté, et surtout ce sentiment profond d’incapacité pour celui qui est d’extraction sociale pauvre de permettre d’offrir à sa compagne un peu de joie et de stabilité. Since I’ve Been Loving You de Led Zeppelin et Mr Big de Free avaient jeté les premières pierres de cette culpabilité ouvrière. Robin Trower pousse la logique plus loin en mettant en scène un homme traversé de doutes, de colères et d’abattement. La femme n’est au final pas la grande responsable. Cela n’a juste pas marché pour diverses raisons, et il faut se résigner à partir, le coeur empli de tristesse. Daydream est l’exact contraire, à savoir une chanson lumineuse. Cependant, Robin Trower ne l’a pas interprété de la manière la plus évidente. Il s’agit d’une blues-song douce et éthérée, qui reflète les joies simples d’un couple qui s’aime.

Hannah, Man Of The World ou Twice Removed From Yesterday sont des exemples puissants de la poésie trowerienne spontanée. Il y a un immense souffle d’humanité dans ses textes, parfaits contrepoints à sa musique intense. Même lorsque l’animal décide de se lancer dans une reprise blues archi-usée, le résultat est stupéfiant. C’est le cas de Rock Me Baby de BB King. Ce qui domine, c’est la virtuosité immédiate de la guitare, la fluidité de l’expressivité. Le texte devient secondaire dans la bouche de Jimmy Dewar, fantastique blues shouter. Le disque se termine sur la délicate ballade Ballerina. Si l’esprit remonte à The Wind Cries Mary du Jimi Hendrix Experience, Robin Trower emmène cette notion dans une autre dimension. Trower joue davantage sur les nuances de son jeu bleu, avec un minimum d’effets. Dewar et Isidore se montrent aussi économes, contribuant à cette lente et mesurée ascension émotionnelle. Les notes de guitare virevoltent doucement, éteignant avec maestria la flamme de ce premier disque réussi.

L’album ne fera pas mieux que 106ème dans les classements américains, et ne fait pas bouger un cil en Europe. Personne n’attend l’ancien guitariste de Procol Harum, groupe certes brillant mais au succès commercial moyen. L’intérêt pour Robin Trower est modeste en 1973, entre le glam-rock de Slade, David Bowie, T-Rex, The Sweet, le rock progressif de Yes, Genesis, King Crimson, Jethro Tull, et le rock de stades de Doobie Brothers, Led Zeppelin, Deep Purple, Black Sabbath…

Un pont, des soupirs

Robin Trower croit d’abord en ses chances en Europe. L’année 1973 est consacrée à une vaste tournée européenne, en espérant que le public de Procol Harum se retrouvera aussi dans la musique du trio. Les dates de février et mars 1973 s’effectuent en première partie de Jethro Tull principalement en Allemagne et en Italie. Puis, de début avril à fin juin, le Robin Trower Band ratisse la Grande-Bretagne, de Plymouth à Bradford, de Birmingham à Northampton. Le 29 juin, le trio est à Paris sur la scène du Bataclan pour un set filmé par l’ORTF.

Dès les premiers frémissements dans le Top 200 américain, le groupe se dirige vers le continent américain afin de capitaliser sur les ventes modestes mais significatives du premier album. Il part dans une vieille bagnole de location avec tout le bazar entassé. Le 14 juillet 1973, il joue en première partie de Jethro Tull à Houston au Texas, avant de se produire en tête d’affiche au Whiskey A Go Go de Los Angeles les 22 et 24 juillet. Il alterne les têtes d’affiche dans des clubs et la première partie sur de plus grosses affiches : Jethro Tull encore, mais aussi Mott The Hoople, Poco ou Foghat. Cette campagne américaine se prolonge jusqu’au 8 novembre avec un concert au Hollywood Palladium de Los Angeles en tête d’affiche, avec ZZ Top en première partie. Robin Trower aura aussi été capté pour une diffusion radio au mythique Record Plant Studios de Sausalito. Leur réputation scénique se répand comme une traînée de poudre, et l’on loue la virtuosité exceptionnelle du guitariste ainsi que la puissance émotionnelle de sa musique.

Chrysalis commande rapidement un nouvel album, et l’équipe du premier est reconduite : Trower, Dewar, Isidore et Matthew Fisher à la console. Le trio a déjà pas mal de nouvelles compositions qui sont venues alimenter la set-list des concerts : « Lady Love », « Day Of The Eagle » (préalablement appelée « Another Day Another Night »), « Little Bit Of Sympathy ». l’album sera capté en une série de sessions marathon de dix-sept jours. Le travail commence vers midi et se termine vers neuf heure du soir. Cela permet à Trower de rentrer alors chez lui à Southend-On Sea, à une heure de route de Londres. Le trio et Fischer travaillent aux AIR Studios créés par George Martin, l’ancien producteur des Beatles, et piloté par Geoff Emerick. En avril sort l’album « Bridge Of Sighs », nom inspiré par le Pont des Soupirs de Venise. La pochette est encore signée Funky Paul Olsen. Ses illustrations, loin de jouer sur les clichés blues-rock habituels (les bars, les filles, les quartiers mal famés…), s’appuient sur une forme de mystère à la fois glacial et fantastique qui reflète finalement fort bien l’intensité réelle de sa musique.

Un album formidable

On peut trouver ce qualificatif galvaudé à force d’être employé à tort et à travers, mais c’est bien le cas de ce second album, d’une richesse musicale exceptionnelle que cinquante années écoulées n’ont pas altéré le moins du monde. Il débute par Day Of The Eagle, une hard-song bluesy avec un groove redoutable. Elle est aussi emprunte de lucidité sur son époque : « We’re living in the day of the eagle not the dove/ nous vivons à l’époque des aigles et non des colombes. » Il est clairement fait référence au climat de Guerre Froide qui règne, et à la Guerre du Vietnam qui continue à engloutir la jeunesse américaine et à pulvériser la population civile vietnamienne. La chanson est un cri de colère de la part de trois musiciens quasi-trentenaires. Le titre démarre de manière échevelée, avant de partir dans une seconde partie plus blues et amère, lente coda permettant à Trower d’y déployer toute sa virtuosité faite de petites séquences de notes limpides et merveilleusement malaxées sur le manche de sa guitare.

Le thème de la guerre reste prégnant dans le blues cancéreux donnant son titre à l’album : Bridge Of Sighs. C’est sans aucun doute l’un des morceaux les plus représentatifs du style Trower. On y trouve cette guitare dantesque dans le riff, ces chorus hendrixiens dont les bends vous saisissent à la gorge, ce tempo cafardeux, et la voix soul d’une beauté à pleurer survolant ce torrent de lave sonore. Si Robin Trower est l’auteur de la quasi-totalité de la musique, arrangée avec ses deux camarades, les textes sont de la plume exclusive de Jimmy Dewar. C’est lui, le discret Ecossais moustachu aux cheveux bruns et frisés, qui semble feuler dans son micro, que sa voix prodigieuse résonne de puissance, et qu’il apporte cette humanité émouvante à la musique de Trower.

In This Place est une autre preuve de la fantastique complicité artistique entre les deux hommes. Le guitariste développe un thème squelettique d’une mélancolie terrifiante, sur lequel le bassiste-chanteur vient poser un texte d’une simplicité confondante exprimant la douleur d’un homme qui vient d’être quitté. Dewar a souvent évoqué ce thème de la solitude et de l’abandon. Il n’est jamais l’homme viril qui chasse une fille. Il est en général le pauvre type qu’on laisse sur le bord de la route, estimant évident son abandon de par sa piètre condition personnelle, et souhaitant le mieux pour la femme aimée et envolée.

Sur The Fool And Me, le trio développe un hard-blues hendrixien dans la plus belle des traditions, si ce n’est que Trower en est l’un des pionniers avec le canadien Frank Marino. Dewar chante l’envie d’être libre, même si on le traite d’imbécile ou d’inconscient. Sur ce genre de titre plutôt évident, le jeu de Trower est passionnant : le son de sa guitare, ses petits licks qui enluminent le riff, ses attaques acides en solo.

Too Rolling Stoned constitue l’un des grands sommets de ce disque. Le titre est le résultat d’une jam commune que Dewar a habillé d’un texte imagé et surréaliste sur la musique blues : « Takers get the honey/givers sing the blues. » Il y évoque en filigrane l’exploitation des noirs, la drogue qui permet d’oublier, et ce son qui continue de couler comme de la lave. Le morceau débute de manière très funk, rappelant de très loin Voodoo Chile (Slight Return) de Jimi Hendrix pour son introduction à la wah-wah. Mais le groove est plus proche de Funkadelic et James Brown. La seconde partie est une immense coda traînante et incandescente basée sur un riff bluesy halluciné se répétant encore et encore, et sur lequel Trower se met à picorer avec mélancolie en solo. C’est passionnant, addictif, et cela annonce pour partie le stoner-rock des années 1990.

About To Begin est textuellement une magnifique évocation du sentiment ressenti lorsque l’on écoute de la musique. Dewar y pose des mots simples, flirtant avec le sentiment amoureux, et surtout pas sexuel. Il s’agit d’évocations poétiques, parfaitement en phase avec les accords lacrymaux de Trower.

Lady Love est une hard-song destinée à aller tâter du terrain du côté de Rory Gallagher et Ten Years After. Seulement voilà, on parle ici du Robin Trower Band, et l’approche est encore une fois dévoyée et personnelle. Le riff est mélancolique, tout comme la ligne de chant, et rend le titre à la fois poignant et urgent.

Little Bit Of Sympathy est l’autre sommet musical du disque, lui aussi basé sur une jam commune. C’est un puissant heavy-funk qui annonce Mother’s Finest et Red Hot Chili Peppers. Robin Trower soloïse à l’envi et développe tout son arsenal de guitare-héros, faisant de Dewar et Isidore de puissants sergents à son artillerie électrique.

La reconnaissance commerciale

Publié le 20 avril 1974, « Bridge Of Sighs » atteint la 7ème place des ventes américaines, et la 3ème des ventes canadiennes. En septembre, il est disque d’or aux USA. Le Robin Trower Band devient un groupe qui compte, et se lance dans une grande tournée américaine. Le trio assure l’essentiel des têtes d’affiche, sauf sur certaines dates plus importantes qui sont menées par Ten Years After. King Crimson est alors sur la plupart des premières parties, et assez étonnamment, le guitariste Robert Fripp et Trower sympathisent au point que le second donnera des leçons de guitare au premier. Un premier raid s’étend d’avril à septembre 1974. Puis Reg Isidore décide d’abandonner, épuisé par le rythme de tournée. Il est remplacé par Bill Lordan, ancien batteur de Sly And The Family Stone, au jeu plus volubile. Le mois de novembre 1974 sera consacré à une nouvelle série de concerts américains qui vient confirmer le statut de rockstars montantes de Robin Trower et Jimmy Dewar.

Ce succès se maintiendra jusqu’à la fin des années 1970, avant que des problèmes de santé de Jimmy Dewar viennent sérieusement bousculer la renommée de Trower. Ce dernier continue de tourner à presque quatre-vingt ans, et à sortir des albums toujours intéressants, bien qu’il leur manque le feu qui animait ceux avec Dewar.

Ce coffret offre l’album original remasterisé, une nouvelle version remixée à partir des bandes masters apportant notamment des séquences d’improvisation inédites, et un enregistrement live au Record Plant de Sausalito le 29 mai 1974, Robin Trower étant devenu un habitué de ce studio dont les bandes étaient mises à disposition des radios US. La prestation y est superbe. La dimension cosmique du blues de Trower prend sa pleine dimension. Le trio y apparaît sans fard, et le son effarant de puissance de la guitare n’est pas un bidouillage de studio, mais bien son jeu réel, moyennant un mur d’amplificateurs Marshall et une pédale de boost. Jimmy Dewar y chante encore mieux, comme libéré du cadre un peu clinique du studio. Ses intonations chaudes résonnent magnifiquement dans le micro, flottant au-dessus du torrent électrique qui jaillit de la six-cordes de Trower. Isidore est lui aussi plus démonstratif, et sa frappe puissante et précise est parfaitement mise en avant, assise rythmique d’une précision diabolique.

Le petit coffret est sorti dans une certaine indifférente. La presse musicale française n’en a absolument pas parlé, se fichant de cet ersatz de Jimi Hendrix, préférant consacrer des pages à quelques nullards post-punks. Mais force est de constater que cinquante ans plus tard, « Bridge Of Sighs » est un immense album, un diamant éclatant, à l’émotion pure.

Julien DELEGLISE