THE FACES

FACES AT THE BBC

Warner/Rhino

Rhino a eu l’excellente idée de publier un superbe coffret de huit disques et un blue-ray réunissant l’ensemble des sessions à la BBC des Faces. Loin d’être un assemblage d’enregistrements moyens avec des interprétations rognées par les interventions intempestives des DJs, il présente un groupe en pleine possession de ses moyens live. Les Faces ont été d’excellents clients de la BBC de 1970 à 1973, soit quasiment la totalité de leur courte carrière. Certaines pistes avaient filtré sur différentes rééditions et coffrets, mais jamais l’intégralité de toutes leurs prestations. Et la redécouverte est totale.

Un miracle sonore

Ce n’est pas le premier coffret d’un artiste consacré aux enregistrements de la mythique maison. Les archives sont à-priori immenses. Seulement voilà, la BBC avait parfois la mauvaise habitude de réutiliser d’anciennes bandes, effaçant certains enregistrements, notamment ceux d’artistes de peu de notoriété à l’époque. Ainsi, les rares enregistrements à la BBC de Nick Drake ou de Syd Barrett sont en fait des bandes de seconde génération, voire des captations pirate plus ou moins propres par des auditeurs bien inspirés. C’est particulièrement le cas des sessions des années 1960, qui sont le plus souvent abîmés par les commentaires des présentateurs qui mangent les débuts de chaque morceau. Ainsi était l’époque, avant que John Peel, Mike Harding, et Bob Harris arrivent et fassent preuve d’un plus grand respect et laissent les artistes jouer de la première à la dernière note leurs morceaux, intervenant sobrement entre ceux-ci.

Le label Repertoire s’est spécialisé dans la réédition des archives de la BBC : Yardbirds, Pretty Things, Stone The Crows… Certains artistes s’en chargent eux-même, comme Led Zeppelin, les Beatles ou Deep Purple. Mais la qualité n’est pas forcément au rendez-vous, du fait des contraintes évoquées plus haut. Et l’on peut être déçu d’entendre son groupe favori dans un écrin de sons étriqués, avec des versions de chansons tronquées, bien loin de la prestation live rêvée. Les Faces vont échapper à cela en enregistrant d’entrée avec John Peel, Mike Harding et Bob Harris.

Du réchauffé

En mai 1969, les Small Faces sont un groupe mort. Leur leader, le guitariste et chanteur Steve Marriott, a décidé de rejoindre Humble Pie fondé par Peter Frampton en vue de jouer une musique plus blues et heavy. Décapités, les Small Faces encore composés du batteur Kenney Jones, du bassiste Ronnie Lane et du claviériste Ian McLagan cherchent un nouveau guitariste. Ils collaborent pour quelques concerts sous le nom de Quiet Melon avec Ron Wood, Rod Stewart, Art Wood et Kim Gardner. Art est le frère de Ron, tous ont la particularité d’être originaires de la scène rhythm’n’blues anglaise des années 1960. Ron Wood et Rod Stewart sont cependant encore respectivement bassiste et chanteur du Jeff Beck Group. Leur second album sort le mois suivant : Beck-Ola. Les deux partent sur la route aux USA, mais la tension est telle avec Jeff Beck que la formation éclate juste avant une prestation programmée… au Festival de Woodstock en août.

Dans l’intervalle, Rod Stewart a pris les devant, et a négocié un contrat avec Vertigo et Mercury pour sortir des albums solo. Le premier est enregistré entre juin et août 1969, et sortira en février 1970 sous le nom de An Old Raincoat Won’t Ever Let You Down. Parmi les musiciens, on trouve évidemment Ron Wood, mais aussi le guitariste Martin Pugh de Steamhammer, et Ian McLagan. La greffe commence à prendre entre les anciens Small Faces et le duo Wood-Stewart. Cependant, les premiers se méfient des vedettes en devenir. Si Ron Wood serait le bienvenu, Stewart, avec son contrat solo, fait craindre une nouvelle main-mise d’un leader sur la formation.

Ron Wood est donc le seul convié aux répétitions des nouveaux Small Faces. Le groupe est alors une sorte de formation dépassée, has-been, alors qu’en 1969-1970 éclate toute une nouvelle vague de groupes heavy et prog : Led Zeppelin, Deep Purple, Black Sabbath, Yes, Jethro Tull… Même les Rolling Stone ont réussi leur virage blues-rock avec l’arrivée du prodige de la guitare Mick Taylor, et l’album Let It Bleed de 1969 les a remis en selle, notamment aux USA.

Il est alors impossible d’inviter Ron Wood aux répétitions sans que Rod Stewart, désormais sans groupe, ne vienne traîner par là. Ronnie Lane prend le micro, il se débrouille bien, mais sa voix est un peu timide. Il est loin, très loin, du niveau d’un Steve Marriott, sans doute le meilleur chanteur de Grande-Bretagne. Comment alors revenir sans un vocaliste puissant ? Stewart est timidement invité à prendre le micro, et l’évidence se fait : il est un chanteur splendide, parfait, et qui plus est un excellent compagnon de soirée, pas frimeur pour un sou. Comme les autres, il aime boire des coups, le foot (Stewart faillit être joueur professionnel), le blues et le rock’n’roll. Avec lui et Ron Wood, ce serait l’occasion de revenir à un son plus authentique, moins psychédélique.

Finalement, Lane, Jones et McLagan décident de proposer au duo Wood-Stewart de les rejoindre. Ils acceptent, mais Stewart souhaite conserver son contrat solo en parallèle. Cependant, les Faces seront sa priorité, notamment scénique. Il n’y aura pas de tournée solo venant empiéter sur le planning des nouveaux Small Faces. Ce geste généreux plaît aux trois vétérans, qui acceptent. En échange, ils n’hésitent pas à proposer leurs services pour ses futurs disques solo. C’est donc dans un grand moment de joie collective que les Small Faces reprennent vie. Pour l’occasion, ils décident de faire sauter le Small de leur nom, considérant qu’ils ne sont plus « petits ». Ils sont désormais les Faces. La réputation passée des Small Faces et le pedigree du duo Wood-Stewart attirent les labels. Cependant, le changement de nom ne plaît guère. Ils signent avec Warner Bros, et partent dès décembre 1969 en studio pour l’enregistrement d’un premier album. Ils devront cependant assurer leur première tournée US sous le nom de Small Faces, une ultime fois.

First Step sort fin février 1970, et révèle un groupe pratiquant un blues-rock un peu foutraque, à des années-lumière de la virtuosité de Led Zeppelin. Le disque ne fait guère mieux que 45ème en Grande-Bretagne et 119ème aux USA. La tournée permet d’apprécier un groupe uni et solide, qui s’amuse, complice, et retombe invariablement et avec génie sur ses pattes malgré une apparente précarité instrumentale. Entre février et juin 1970, Rod Stewart enregistre son second disque solo aux Morgan Studios en compagnie de la totalité des Faces. Gasoline Alley sort le 12 juin 1970, et contre toute attente, il décroche une 27ème place des ventes aux USA. Le répertoire des Faces et celui solo de Stewart étant très proches, les musiciens commencent à fusionner les répertoires. Les deux premières prestations à la BBC des Faces montrent déjà cette fusion au John Peel’s Sunday Concert du 5 juillet et encore plus à celui du 29 novembre 1970.

Malgré cet étrange mélange des genres, les anciens Small Faces sont heureux de ces retombées inattendues. Après tout, quelque soit l’écrin, ils jouent la même musique. Et Stewart est fidèle à ses principes : les concerts sont réservés aux Faces. Son succès solo permet d’inclure des morceaux différents, d’enrichir la set-list, et ce d’autant plus que ce sont la plupart du temps les mêmes musiciens qui assurent l’ensemble des sessions. Par ailleurs, les Faces sont demandés en tête d’affiche. Il faut donc assurer des sets d’une heure trente. Les musiciens refusent de reprendre des titres des Small Faces, un seul album ne permet pas de tenir une telle durée. Le répertoire solo de Rod Stewart est donc le bienvenu pour allonger la liste des morceaux en concert.

Afin d’enrichir leur répertoire, les Faces reprennent aussi à leur compte de nombreuses chansons. La plus audacieuse sera un des premiers morceaux solo de Paul McCartney nommée « Maybe I’m Amazed » superbement magnifiée par leur côté lad, au point de dépasser la version originale. Les Faces inventent peu à peu un rock sans fioritures, joué avec davantage d’énergie que de vraie virtuosité, et qui préfigure le pub-rock de Dr Feelgood. Les Faces sont tout de même à un niveau impressionnant comme sur le medley de la session du 29 novembre 1970 réunissant « Around The Plynth/Country Honk/Gasoline Alley ». leur authenticité râpeuse provoque un enthousiasme boogie et une vraie affection prolétaire. Mais rien ne dépasse la brutalité blues de la session de John Peel du 19 septembre 1970 avec un duo « Around The Plynth/Gasoline Alley » où Ron Wood fait la démonstration de son talent impressionnant à la bottleneck.

Un numéro un pour Rod Stewart

Pour l’enregistrement de la session du 23 mai 1971, c’est Ronnie Lane qui présente John Peel. En février, les Faces ont sorti un second album d’une très grande qualité nommé Long Player. Pour ce disque, la formation intègre des morceaux captés en concert afin de mettre en avant leurs capacités scéniques. La seconde face est largement consacré à une prestation au Fillmore East de New York le 10 novembre 1970. Cette fois, la formation progresse à la 31ème place en Grande-Bretagne, mais surtout à la 29ème place dans le Top 200 américain. Ce succès, les Faces le doivent à une intense campagne de concerts. Ils jouent avec tout le monde : Pink Floyd, Savoy Brown, Atomic Rooster, Deep Purple, Who…

Musicalement, cette session dévoile les progrès indéniables des Faces : plus solides, plus concis, leur patte sonore s’affine. Le deuxième album l’a prouvé, leurs prestations scéniques montrent une formation dense et d’un niveau de blues-rock régulièrement supérieur aux Rolling Stones, leur concurrent sonore direct. La fusion de la guitare de Ron Wood, de la basse de Ronnie Lane, de la batterie de Kenney Jones, et du piano électrique de Ian McLagan engendre un son gras et turbulent. Ron Wood est un guitariste limité si on le compare aux prodiges que sont Mick Taylor, Ritchie Blackmore ou Jimmy Page, mais comme Keith Richards, il déclenche une tempête électrique à base de riffs saturés aux architectures simples et proche de l’idiome blues.

Le 28 mai 1971, Rod Stewart sort son troisième album solo, toujours largement accompagné des Faces. Cette fois, c’est un cataclysme qui se provoque avec le succès en juillet du simple « Maggie May », numéro un en Grande-Bretagne mais aussi aux Etats-Unis, entraînant l’album Every Picture Tells A Story aux mêmes sommets commerciaux, atteignant le disque de platine aux USA. Les inquiétudes passées des anciens Small Faces commencent à se confirmer : ils sont désormais menés par un chanteur qui devient superstar. Stewart ne dévie cependant pas de sa ligne déontologique. Les concerts sont toujours assurés en compagnie des Faces. Cependant, vu le succès de sa carrière solo, il devient compliqué de ne pas jouer des titres de son album solo à succès. « It’s All Over Now » et « (I Know) I’m Losing You » des Temptations sont logiquement ajoutés aux play-lists. Et c’est en réalité une excellente idée, car les Faces, que ce soit sur les disques de Stewart ou les leurs, transforment cette musique en chef d’oeuvre.

Le 6 octobre 1971, les Faces dévoilent à la BBC deux titres brutaux nommés « Stay With Me » et « Miss Judy’s Farm ».Ils seront deux morceaux phares de l’album A Nod Is As Good As A Wink… To A Blind Horse, qui sort en novembre 1971. il atteint la seconde place en Grande-Bretagne, la sixième aux USA. Ce troisième album des Faces est au moins aussi prestigieux que le dernier album de Rod Stewart, et remet de l’ordre dans la hiérarchie. Seulement voilà, le succès de troisième album ne serait-il pas dû à celui en solo de Rod Stewart ? C’est le début de la grande dualité entre le groupe et son chanteur-star, le clou de la prestation de ce Top Gear avec John Peel étant une version de « Maggie May », le tube de l’année 1971.

L’ère du succès

les années 1972-1973 sont un pinacle tant pour les Faces que pour Rod Stewart. Le groupe et son chanteur sont plus populaires que jamais. A Nod Is As Good As A Wink… To A Blind Horse est un immense succès commercial, tout comme le nouvel album de Rod Stewart Never A Dull Moment, toujours enregistré avec l’aide des Faces. L’album est numéro un en Grande-Bretagne et numéro deux aux USA, disque d’or sur le continent américain. Globalement, le groupe et son chanteur sont désormais aux mêmes niveaux de notoriété, ce qui tempère les craintes des anciens Small Faces. Si leur succès est certes tributaire de celui de leur chanteur, ils en bénéficient pleinement en termes de renommée et d’argent. A ce niveau, Rod Stewart n’a pas changé malgré le succès. Il reste ce lad accessible et rieur, toujours fier de ses racines britanniques, et conscient de l’apport musical essentiel des Faces à ses côtés.

Les sessions de 1972-1973 sont absolument magiques, montrant un groupe soudé et d’une efficacité redoutable. Elles sont au nombre de quatre et présentent le groupe en configuration de concert complet en studio devant un public : 26 février 1972, 1er avril 1972, 21 avril 1973 et le In Concert inédit de la même année. Les musiciens apparaissent farceurs et sympathiques sur les photos, ce qu’ils sont totalement. Ron Wood et Rod Stewart arborent depuis leurs débuts ensemble la même coupe mulet en épi, ce qui en fait deux sortes de faux-frères. Ils sont tous très typiquement anglais, aimant la sape londonienne, les costumes et les boots, avec une prédilection pour le tissu écossais, clin d’oeil aux origines de Stewart et McLagan.

Les Faces sont alors un groupe anglais très populaire, largement au niveau des plus grands : Led Zeppelin, Rolling Stones, Deep Purple, Black Sabbath, Yes, Jethro Tull… La formation dispose d’un immense capital sympathie de par son absence de sérieux sur les photos, sur scène, ou dans leur musique boogie-blues faussement foutoir. Ils sont le groupe du peuple avec Status Quo et les Who, ces groupes proches des classes populaires, produisant une musique électrique, efficace dès la première note, sans fioriture inutile, et aux comportements fondamentalement humains. Les Faces ne se cachent pas derrière des fausses attitudes de rockstars.

Le groupe enregistre un nouvel album qui sort en mars 1973 : Ooh La La. C’est un nouveau succès international : numéro un en Grande-Bretagne, numéro 21 aux Etats-Unis. Et cette fois, Rod Stewart n’a pas d’album solo à sortir en parallèle. Les Faces sont donc à cent pour cent sa priorité. Le live inédit de 1973 dévoile un groupe tournant à plein régime. Les nouveaux morceaux de Ooh La La s’immiscent impeccablement dans la set-list, « Cindy Incidentally », une composition de Ian McLagan, étant même un tube numéro 2 en Grande-Bretagne. Le groupe reprend également magnifiquement le « Angel » de Jimi Hendrix, un extrait de l’album solo de Stewart Never A Dull Moment.

La cassure

En juin 1973, Ronnie Lane quitte les Faces après une série de concerts au Edmonton Sundown de Londres. Le bassiste commence à vivre comme une paranoïa l’étrange position de Rod Stewart, et ne supporte plus cette situation selon laquelle le chanteur pourrait, comme Steve Marriott, les abandonner du jour au lendemain et briser la formation une fois encore. Son départ va en réalité déclencher le processus que sa présence empêchait. Lane était un compositeur et un chanteur dans les Faces, contre-balançant la suprématie de Stewart. Après son départ, les Faces deviennent définitivement le backing-band de Rod Stewart. D’ailleurs en 1974-1975, le groupe tourne sous le nom de Rod Stewart And The Faces. Tetsu Yamauchi, bassiste d’origine japonaise qui a déjà opéré au sein de Free, prend le poste sans apporter de signature de composition nouvelle. Les chansons sont désormais de l’unique plume de Ron Wood et Rod Stewart, et sont désormais destinées à son nouvel album solo, Smiler, en 1974.

Si le groupe garde son côté rigolo, il adopte un look de plus en plus glam-rock à la mode, avec pantalon de satin, plateform-shoes, et boas de plumes. Smiler est numéro un en Grande-Bretagne et numéro 13 aux USA. Il est une fois encore enregistré avec les Faces qui l’accompagnent sur la route en 1974 et 1975, essentiellement aux Etats-Unis. Le live Coast To Coast : Overture And Beginners de 1974 est l’ultime témoignage discographique des Faces. Malgré ses immenses qualités, l’absence de Ronnie Lane se fait sentir.

La carrière de Rod Stewart en tant qu’artiste solo est désormais lancée. Ron Wood est appelé par les Rolling Stones à remplacer Mick Taylor au sein des Rolling Stones, ce qui condamne définitivement les Faces. Jones et McLagan retourneront en Grande-Bretagne reformer les Small Faces avec Steve Marriott en 1976, mais sans Ronnie Lane, désormais artiste solo établi, et enregistrant notamment avec Pete Townshend des Who l’album Rough Mix publié en 1977.

En 1975, Rod Stewart publie l’album Atlantic Crossing. Il symbolise la rupture dans la carrière du chanteur, qui se tourne désormais vers les USA, ce vaste continent où les tournées et les ventes de disques sont immensément lucratives, en plus de proposer des loisirs et un climat (la Californie) autrement plus attractifs que la Grande-Bretagne.

Ce magnifique coffret démontre avec maestria la puissance musicale des Faces, éparpillé jusque-là sur des coffrets, des rééditions ou des vidéos YouTube. Ce petit groupe d’anciens has-beens des sixties est devenu un génie du boogie-blues anglais, concurrençant rien de moins que les Rolling Stones.

Julien DELEGLISE