LIVRE : LE MAGICIEN DU SON

ENTRETIEN EXCLUSIF D’OLIVIER BERNARD (AUTEUR) :

Un livre incroyable, un travail dense que propose Olivier BERNARD, il signe ce nouveau livre pour ce grand voyage avec Brian ENO ! (Il avait écrit « L’Anthologie de l’Ambient », sorti chez l’éditeur « Camion Blanc » en 2013).

Retrouvons le pour cet excellent ouvrage si dense !

Brian Eno, est étudiant à l’école des Beaux-Arts, et il se plonge par des recherches sur les sons de sa voix, et de la musique… il associe la musique avec des images aussi…

Oui, tout à fait. Eno se destine à devenir peintre quand il rentre à l’école d’art d’Ipswich en 1964. Il est notamment fasciné depuis qu’il est enfant par le style de Piet Mondrian. Mais il baigne dans la musique aussi et découvre avant tout le monde la musique américaine grâce à sa sœur. En effet, il grandit à Woodbridge dans le Suffolk où se trouvent après la Seconde Guerre mondiale des bases de l’armée des États-Unis. Il se familiarise alors avec le rock’n’roll et surtout le doo-wop. Il monte un petit groupe à seize ans, The Black Aces, puis se met à collectionner les magnétophones (« le seul instrument que je manie vraiment bien », dit-il). Enregistrer des sons et les manipuler devient une nouvelle passion ! Il est notamment encouragé dans ce cheminement artistique par son mentor, le peintre Tom Phillips, qui fut l’un de ses professeurs. Le milieu des années 1960 est alors une période charnière pour lui. Il s’intéresse alors énormément à la musique expérimentale et assiste fréquemment aux concerts de l’ICA et du Royal College of Art. C’est une époque florissante qui voit éclore les minimalistes/répétitifs américains et aussi une scène britannique très intéressante avec Cornelius Cardew et Gavin Bryars. En même temps, il est fasciné par la trajectoire de Pete Townshend des Who qui – comme beaucoup d’autres rock stars anglaises de l’époque – a étudié en école d’art avant de bifurquer vers le rock. C’est une révélation pour Brian ! Le fait de pouvoir associer les deux : l’art contemporain et la musique pop (au sens large) ; tout comme le Velvet Underground qu’il découvre dès la sortie de leur premier album. Par la suite, il aura ce mot célèbre que toutes les mille personnes qui ont acheté ce disque à l’époque ont formé un groupe ensuite ! Il finit ensuite son cursus à Winchester où il monte un groupe avant-gardiste, The Maxwell Demon, influencé justement par le Velvet.

Pour le lien entre musique et image, cela est effectivement très présent dans son œuvre. Il va associer les deux dans toute sa carrière d’artiste contemporain, avec ses essais sur la vidéo dans les années 1980, jusqu’à des œuvres d’envergure plus récentes comme 77 Million Paintings ou la bien nommée Light Music. Il a choisi de se tourner vers la musique, car la peinture était selon lui un art mort. La musique a cette qualité d’être vivante. Mais on verra qu’avec l’ambient, il a pu unir finalement les deux disciplines avec leurs propriétés spéciales. Soit teinter l’atmosphère d’une pièce avec du son.

Cette musique en boucle (dite musique répétitive) que pratiquait Terry Riley est tout de même une de ses inspirations (plus que John Cage ou La Monte Young plus expérimental ?)…

Dès le début des années 1970, il va développer ses idées sur une musique révolutionnaire, produite grâce aux nouveaux instruments mis sur le marché. Il se tourne vers les boucles sonores avec Robert Fripp sur l’album (No Pussyfooting), créant une forme de drone. Il est marqué par Terry Riley, au même titre que les autres musiciens minimalistes que l’on nomme plutôt répétitifs. À commencer par Steve Reich et son phasing que l’on entend sur la pièce « It’s Gonna Ran » notamment, qui fut une immense source d’inspiration pour Eno. Néanmoins, il fut un grand adepte de La Monte Young, qui a été ne l’oublions pas le maître à penser d’un certain John Cale (Velvet Underground). Eno lui décerne d’ailleurs le titre de « notre maître à tous ». En effet, Young a une réflexion sur le bourdon, le drone, la fameuse note tenue indéfiniment. Et cela marque considérablement Eno lorsqu’il a vingt ans, car pour lui, Young autorise tout le monde à composer de la musique avec ce concept. L’Américain décloisonne l’art musical académique et permet à chacun d’expérimenter, tout en respectant certaines règles. Quant à John Cage, c’est le pionnier, le précurseur, qui a remis au goût du jour la musique d’Erik Satie, qui fut d’une certaine manière l’initiateur de l’ambient, en particulier avec sa musique d’ameublement. Eno et Cage se rencontreront d’ailleurs en 1985. Cage a battu en brèche toute la musique sérielle ou d’avant-garde représentées par Boulez ou Stockhausen. Seuls comptent la spontanéité et l’indétermination. Mais Cage est perçu comme trop radical dans ce sens, même si Eno pourra s’en inspirer lorsqu’il travaillera avec Bowie sur sa « trilogie berlinoise » avec l’idée de l’aléatoire.

Il arrive à faire un lien entre musique expérimentale et le « rock »… Il dit « ambient », définition que l’on peut assimiler à ambiance atmosphérique ou planante !

Exactement. Pour lui, les deux univers se complètent. Il commence sa carrière d’artiste comme un pur expérimentateur. C’est un « bidouilleur de génie » qui arrive à très bien manier les nouvelles technologies. Le premier enregistrement auquel il participe est l’album The Great Learning de Cardew, un maître de la musique expérimentale. Puis, il fera partie de Roxy Music, l’incarnation même du glam rock, en tant qu’ingénieur du son puis comme claviériste, avec son fameux EMS VCS3. Il tire de cet instrument des « sons inouïs » car il n’a aucune connaissance « académique » de la musique. Ce qui compte c’est le son et pas les notes. Progressivement, il va se délester du rock conventionnel, qu’il pratique encore sur ses deux premiers albums solos, pour se tourner résolument vers l’électronique. Et tout bascule complètement en 1975 avec le disque Discreet Music, qu’il réalise après avoir été victime d’un accident de voiture. Il a une révélation dans sa chambre d’hôpital et décide de reproduire cette épiphanie sur disque. Il baptise cette nouvelle musique « ambient », une musique qui se fond dans l’atmosphère de manière imperceptible et qui peut s’écouter à plusieurs niveaux. On peut parler de musique environnementale qui entoure l’auditeur. Le morceau « Discreet Music » est un véritable chef-d’œuvre d’une demi-heure. Les sons se superposent harmonieusement en boucle, sans réelle variation. Et ce qui va suivre appartient à l’histoire…

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Sa formation artistique et ses travaux sonores sont un tout, comme une œuvre picturale… Il gardera ce concept avec ses travaux musicaux et ses diverses installations…

En effet. Tout son travail est marqué par ses années formatrices. Lorsqu’il se tournera vers les installations à partir de la fin des années 1970, il mettra en valeur ses recherches sur le son pour créer un environnement global où le son et l’image sont entremêlés. On le verra notamment avec la série des Quiet Clubs.

Sa rencontre en 1970 avec Andy Mackay (saxophoniste) et Bryan Ferry annonce Roxy Music, c’est une période si riche…

Une rencontre totalement fortuite ! Cela se passe en décembre 1970 dans le métro londonien. Mackay vient tout juste d’intégrer Roxy Music et il sait qu’Eno est doué avec la technique. Il lui demande de venir essayer le nouveau synthétiseur que le groupe vient d’acquérir pour voir s’il arriverait à en sortir des sons intéressants. Les deux hommes se croisaient de temps en temps durant leurs études, ils partageait des intérêts communs. Eno se pointe en répète avec son magnétophone Ferrograph et teste le VCS3 à disposition. Les autres membres sont conquis et Brian fait tout de suite partie de la bande. Nous sommes alors au début de l’année 1971. Il dira plus tard : « Je voulais utiliser Roxy comme un terrain pour les expérimentations sonores que je faisais à l’université. » L’Angleterre est alors en ébullition puisque le glam rock démarre à cette époque. Lorsque Roxy Music commence à prendre son envol, Bowie sort Hunky Dory et T. Rex Electric Warrior!

Il n’est présent que sur leurs 2 premiers albums « Roxy Music » (1972) et « For Your Pleasure » (1973)… On ne s’en lasse pas, et ça reste plus qu’écoutable aujourd’hui !

Eh oui, Eno ne reste que deux ans avec Roxy Music… Mais pour certains (beaucoup ?), il s’agit de la meilleur période du groupe. Avec l’appui d’Eno, le groupe est alors plus expérimental, moins lisse. Et surtout, Brian contribue énormément au succès du groupe. En particulier grâce à son apparence ! Il porte des plumes, se maquille outrageusement, Bowie le trouve terriblement glamour ! Au même titre qu’un nombre incalculable de groupies, qui le surnomment « The Refreshing Experience » ! Eno fascine le public et la presse et très vite des clans apparaissent. Bryan Ferry, le chanteur et leader incontesté, en prend ombrage. D’où la décision brutale d’Eno de quitter le navire à l’été 1973. En effet, outre le conflit d’egos, Eno a du mal avec la direction que veut imposer Ferry, quelque chose de plus pop. Ainsi, les deux premiers LP de Roxy Music fourmillent d’inventivité, en particulier sur un morceau comme « Ladytron ».

Dali côtoie des artistes et des musiciens rock, à New York, à la Factory d’Andy Warhol via le Velvet Underground… et Roxy Music avec Eno à Paris!

On connaît le goût de Dalí pour la publicité ! L’exubérance de Roxy Music lui plaît, au même titre que celle d’Alice Cooper qui est alors son protégé. De plus, Amanda Lear, sa muse, est présente sur la pochette de For Your Pleasure(tenant une panthère noire en laisse !). La rencontre se passe à l’hôtel Meurice, où le peintre a ses habitudes. Il reste de cette entrevue des photos et l’anecdote qu’un des membres du groupe souhaitait couper un bout de la moustache du Catalan. Sinon, rien de réellement marquant, l’évènement fut relativement mineur.

Lalbum « No Pussyfooting » est son premier album solo avec le guitariste Robert Fripp (1973), et le deuxième « Here Come the Warm Jets » (1974) annoncent diverses pistes, on a des musiciens de Roxy Music : Phil Manzanera, Andy Mackay et Paul Thompson, Fripp & John Wetton (chanteur bassiste) de King Crimson… Ces albums « Fripp et Eno » sont excellents pour beaucoup…

Oui, (No Pussyfooting) fut très marquant. Il ne se compose que de deux pièces très longues, basées sur la guitare traitée de Fripp, qui met au point un système appelé « Frippertronics ». L’équipement des deux hommes sur le disque est minimal, puisque Fripp utilise sa guitare Gibson Les Paul, son pedalboardet une Frizzbox, tandis qu’Eno se charge des deux magnétophones Revox A77 modifiés. Ainsi, le son de la guitare de Fripp passe par les machines manipulées par Eno, créant une boucle donnant l’illusion de plusieurs guitares.

Dès son premier album solo, Here Come The Warm Jets, Eno décide d’expérimenter en réunissant des personnes très différentes pour l’accompagner. L’écriture de certaines paroles est aléatoire, et Eno s’amuse à traiter le son de façon expérimentale. De même, un titre comme « Driving Me Backwards » ne se compose par exemple que de « seulement trois accords, chacun différant de l’autre d’une note ».

Une collaboration magnifique est encore là, le disque : « Evening Star »(1975) c’est des pièces maîtresses d’une longue saga !

Evening Star est un disque globalement moins aride que (No Pussyfooting). On retrouve dessus notamment le morceau « Wind On Wind », qui est un extrait de « Discreet Music ». Fripp s’occupe de la guitare et Eno des boucles et du synthétiseur. La face B est constituée uniquement de « An Index Of Metals », un titre de vingt-huit minutes, préfigurant la musique industrielle. Un pionnier vous dis-je ! Cet album donnera lieu à une mini-tournée (dont Best s’était d’ailleurs fait l’écho à l’époque !), passant par L’Olympia, devant un public médusé ! En effet, les expérimentations des deux hommes ne plaisaient pas à tout le monde et en particulier à leur maison de disques !

Et il rencontre et travaille avec Robert Wyatt…

Il rencontre Wyatt en 1972 lorsqu’il est encore membre de Roxy Music. Il joue alors du synthé sur deux morceaux de Matching Mole’s Little Red Record, premier disque de Matching Mole, l’éphémère projet du batteur de Soft Machine. Les deux musiciens sympathisent et collaboreront à d’autres reprises par la suite et ce, dès les années 1970. Ainsi, on retrouve par exemple Eno sur les disques de Wyatt Ruth Is Stranger Than Richard, Shleep, Cuckooland ou Comicopera. Celui-ci interviendra aussi fréquemment sur ceux d’Eno et notamment sur l’iconique Music For Airports. Sur « 1/1 » par exemple, Wyatt joue une mélodie simple au piano qui est ensuite répétée, avant que d’autres phrases musicales n’apparaissent, qui s’effacent ensuite progressivement pour laisser apparaître d’autres notes, dans un processus extrêmement discret et subtil, qui donne l’impression que les sons se reproduisent à l’infini.

En 1976, la rencontre avec David Bowie amène le disque « Low », dont le titre « Warazawa »… Puis deux autres 33 tours « Heroes » et « Lodger » !

C’est l’un des gros morceaux du livre ! Car cette association très heureuse va donner une crédibilité supérieure encore à Eno. Ils se rencontrent à Londres le 7 mai 1976, alors que Bowie est en pleine promo pour Station To Station. À cette époque, il souhaite se renouveler musicalement et s’inspire de l’Allemagne. Il va naturellement se tourner vers Eno. Il dira : « (J’ai besoin de) textures, et de toutes les personnes qui composent des textures, Brian est celui qui m’a toujours le plus attiré. » C’est durant la production du premier album d’Ultravox! que Brian est contacté par Bowie pour travailler avec lui sur ce qui allait devenir une trilogie. Trois disques qui vont marquer l’histoire du rock pour leur aspect novateur. Ce qui ressort de cette période est l’incroyable complicité qui se noue entre eux, une très forte relation d’amitié va naître.

Eno apporte avec lui son jeu de cartes Les Stratégies obliques, conçu avec le peintre Peter Schmidt. Il est constitué d’une centaine de cartes sur lesquelles sont inscrits des aphorismes censés débloquer des situations de panne créative. Dès Low, Eno appose sa patte en officiant aux traitements sonores, utilisant son synthétiseur EMS VCS3. C’est surtout sur la face B de l’opus que l’association Bowie-Eno va être la plus manifeste. Quatre morceaux calmes et atmosphériques (dont « Warszawa » est le seul pour lequel Eno est crédité comme coauteur), basés sur des textures créées à partir de claviers, s’appuyant sur un tempo prédéterminé.

Lorsque Low sort en janvier 1977, Bowie est conquis par le travail réalisé avec Brian. Il le rappelle pour le suivant, « Heroes », qui sera enregistré à Berlin. Eno s’implique alors encore plus dans le processus de composition. Et les deux s’amusent continuellement ! Ils imitent les humoristes Peter Cook et Dudley Moore, l’ambiance est véritablement au beau fixe. Ils font alors appel à Robert Fripp qui interviendra à la guitare le temps d’une journée. Eno en traitera le son en temps réel à l’aide de son VCS3. Comme sur son prédécesseur, on trouve des titres expérimentaux, dont le très planant « Moss Garden », d’inspiration japonaise. Une forme d’ambient assez sublime. Dans leur recherche d’innovation, ils se servent là aussi des pulsations d’un métronome, avec un tempo et une durée décidés à l’avance pour avoir une base de composition.

Enfin, Lodger clôture la série. Sans doute le plus mal-aimé des trois. Et pourtant, c’est sur celui-ci qu’Eno est le plus présent. La recherche de l’imprévu dans le processus de composition est plus importante que sur les deux albums précédents et l’utilisation des Stratégies obliques, abondante. Par exemple, pour le morceau « Boys Keep Swinging », les musiciens échangent leurs instruments après avoir tiré une carte : Eno se retrouve ainsi au piano et Bowie à la guitare. Mais le désir d’expérimentation d’Eno et son envie de se servir en permanence de l’aléatoire agace le personnel de Bowie, des musiciens chevronnés. Eno s’inspire notamment de John Cage pour « préparer » le piano (en ajoutant dedans des objets métalliques) sur « African Night Flight ». Il sera crédité comme coauteur sur six des dix titres du disque.

Et finalement, ils se retrouveront pour 1. Outside (1995), album-concept de Bowie qu’Eno va produire cette fois-ci. Une nouvelle fois, Brian joue au professeur fou en faisant jouer des jeux de rôle aux musiciens qui accompagnent Bowie.

« Before and After Science» (1977) reste un disque qui garde une fraîcheur incroyable, un album incontournable d’Eno, et il est bien plus large d’horizon !

Tu l’as dit ! Un véritable must ! Et pourtant sa réalisation a été difficile pour Eno qui semble alors avoir du mal à être créatif après le succès critique d’Another Green World. Mais il s’agit d’un condensé parfait des meilleures aspirations musicales du Eno des années 1970. Ce disque est notamment porté par la magnifique ballade électronique « By This River », coécrite par Eno, Roedelius et Moebius (anciennement du groupe de krautrock Cluster, avec qui Eno va beaucoup collaborer à cette époque). Brian va devenir obsessionnel, ressassant chaque note. Ainsi, le disque alterne entre passages vifs et lents. Certains autres titres émergent, comme le magnifique « Through Hollow Lands (For Harold Budd) » (un hommage au pianiste américain). Eno s’entoure alors de musiciens amis pour réaliser ce qui reste l’un de ses (multiples) chefs-d’œuvre : Phil Collins, Paul Rudolph, Brian Turrington, Phil Manzanera, Robert Fripp, Percy Jones, Rhett Davies, Bill MacCormick, Fred Frith, Jaki Liebezeit ou Robert Wyatt. L’album est traversé par une réelle ambition arty. Il utilise de nombreux synthétiseurs (CS80 de Yamaha, EMS Synthi AKS, Moog et MiniMoog) et est porté par des inspirations diverses : art rock énergique à la Talking Heads, les Beatles ou l’ambient qu’il a commencé à développer depuis quelques années. Même si Eno mettra du temps à apprécier cet album, il est alors pleinement salué par la presse, d’aucuns allant même jusqu’à dire qu’il est parfait.

– Il produit justement des groupes comme Devo, Ultravox, Bowie, Talking Heads, John Cale… à U2, Rachid Taha, Daniel Lanois ou Coldplay, c’est plus que de l’éclectisme !

(Rires)Eh oui ! Son activité de producteur débuté au milieu des années 1970 est pléthorique ! Tu en cites certains, mais d’autres artistes majeurs ont bénéficié de la pointe de génie de Brian. Je pense notamment à James avec qui le maître de Woodbridge collabore intensément dans les années 1990. Des observateurs avisés ont remarqué (c’est une affaire de goût) que les meilleurs albums de ces groupes sont ceux produits par Eno ! Mais il faut reconnaître que dans la liste, des chefs-d’œuvre émergent : la compilation de no wave No New York, Fear Of Music des Talking Heads, The Joshua Tree d’U2, Words For The Dying de John Cale, Exile de Geoffrey Oryema, Laid de James, Viva La Vida de Coldplay ou Altar de The Gift.

L’atout d’Eno est sa curiosité insatiable. Il a toujours décrété qu’il ne ferait jamais un travail conventionnel, à l’inverse de son père facteur qui rentrait épuisé. Son âme d’artiste s’est pleinement développée en tant que musicien mais aussi en tant que producteur. Il a toujours apporté de la fantaisie dans le studio d’enregistrement, qu’il considère d’ailleurs comme un instrument à part entière. Si la plupart du temps, les collaborations réalisées ont été fructueuses, certaines ont tout de même eu un goût amer. C’est le cas avec Devo, dont Eno produit le premier LP, Q: Are We Not Men? A: We Are Devo! Les trublions américains n’apprécient pas vraiment les méthodes « trop zen » du Britannique et le lui font savoir. Quant à Eno, il déclare qu’il s’agit du « groupe le plus bloqué au stade anal avec lequel j’ai jamais travaillé » !

Sur les trente dernières années, il a produit une centaine d’enregistrements, c’est un hyper actif ! Il dort quand même ?

Haha, oui, il ne s’arrête jamais ! Bien qu’il soit admis que l’âge d’or d’Eno sont les années 1970-1980, il est présent sur tous les fronts musicaux depuis une trentaine d’années. Il reçoit d’ailleurs deux Brit Awards de meilleur producteur durant la décennie 1990. En solo, il continue à sortir des albums remarquables, certains instrumentaux, d’autres vocaux. Je pense notamment à : Neroli, Another Day On Earth, Lux et Reflection. Il poursuit d’intenses collaborations prolifiques, en particulier avec des personnes comme Leo Abrahams ou plus récemment son frère Roger. Il va aussi intensifier ses installations artistiques (il illumine par exemple les ailes du mythique Opéra de Sydney avec l’une d’elles) et intervient sur de nombreux disques. Citons : Acadie de son complice Daniel Lanois, Souvlaki de Slowdive, Bright Red de Laurie Anderson, Mamouna de Bryan Ferry, Shleep de Robert Wyatt, Musikain de J. Peter Schwalm, Faith And Courage de Sinéad O’Connor, Tékitoi de Rachid Taha ou Surprise de Paul Simon.

De « Music For Aiports » (1978) à Apollo: Atmospheres and Soundtracks (album de 1983 / 2019), aux musiques de films, c’est incroyable comme il est prolifique !

C’est un touche-à-tout ! Effectivement, il développe un style musical dans les années 1970 – l’ambient – et révolutionne la musique électronique. Sa série Ambient, dont Music For Airports est le premier volet est un jalon dans l’histoire de la pop. Eno devient alors le champion d’une certaine forme expérimentale, qu’il développe dans les années 1980. Tu cites Apollo à juste titre, puisqu’il reste l’un de ses opus les plus célèbres. Il a servi à illustrer le documentaire For All Mankind qui évoque les missions spatiales américaines. Ce disque a été réalisé avec son frère et Daniel Lanois et a été popularisé par le titre « An Ending (Ascent) » (que l’on entend notamment dans la BO de 28 jours plus tard). Une version classique a été donnée sous la direction du compositeur WooJun Lee pour fêter les quarante ans de la mission Apollo 11 en 2009.

Brian Eno a eu un rapport très intime avec l’art de l’habillage sonore. Fasciné par le cinéma et le pouvoir de l’image, il va assez rapidement œuvré pour le septième art. Il déclare d’ailleurs : « Lorsque je travaille, j’imagine quasiment tout le temps que je fais de la musique de film ». Il réalise sa première BO pour un film d’horreur de série B (voire Z), La Secte des morts-vivants ! Puis, Derek Jarman va se servir de sa musique pour Sebastiane et Jubilee. Surtout, il compose le « Prophecy Theme » avec son frère Roger et Lanois pour le Dune de David Lynch. On retrouve ses morceaux sur un grand nombre de bandes originales, comme « By This River » dans La Chambre du fils de Nanni Moretti, « Lizard Point » dans Shutter Island ou « Deep Blue Day » dans Trainspotting. Dans les années 2000 il compose trois BO : celles de Fear X, The Jacket et The Lovely Bones.

Roger et Brian Eno ont collaboré ensemble comme ce superbe concert au pied de l’Acropole d’Athènes (4 août 2021)… c’est unique !

Oui, ce concert est absolument magique ! Arte l’a diffusé, c’est d’une grande beauté. Tout est délicat et magnifiquement mis en scène. Je pense notamment aux moments où Roger se met au piano. Sa formation classique resurgit pour magnifier l’art du traitement sonore de Brian. Cet évènement s’inscrit alors dans le cadre de la sortie de leur splendide album Mixing Colours, paru chez Deutsche Grammophon.

Pour un « non-musicien » il a fait fort notre Brian !

Oui, c’est un sacré pied de nez d’être signé chez un label spécialisé dans la musique classique. Eno a toujours rejeté l’académisme musical occidental à cause de sa rigidité et de la mise en avant de la virtuosité. C’est en cela qu’il s’est déclaré « non-musicien », car il n’a aucune connaissance théorique de la musique. Il invente ses propres partitions pour Music For Airports. Ainsi, il se sert des nouvelles technologies pour défricher des terrains inconnus mais sans aucun bagage, sans apprentissage. L’expérimentation a toujours été son moteur. Sa manière de décrire la musique est ainsi très poétique et imagée. Néanmoins, il faut nuancer cela. Le producteur Chris Thomas qui a participé à Here Come The Warm Jetsexplique : « Lorsqu’(il) insiste en disant qu’il est un non-musicien, il se trouve des excuses. (…) Parce qu’il est un musicien, car vous ne pouvez pas faire un album comme celui-ci (sans talents musicaux) ».

Roedelius et Eno. Copyright – Christine Martha Roedelius

Une centaine de pages sont consacrées à plusieurs interviews : Robert Rich (musicien américain), Hervé PICART (super journaliste de BEST 1ére mouture), Matthieu Thibault (écrivain musicologue, du groupe the Snobs), Alex Haas ami d’Eno (musicien & ingénieur du son), Hans -Joachim Roedelius… à Leo Abrahams guitariste et collaborateur régulier d’Eno !

En effet, il m’a semblé important de recueillir des témoignages de personnes l’ayant rencontré ou ayant une connexion d’une manière ou d’une autre avec lui. Il était essentiel pour moi d’avoir des informations de première main pour enrichir mon texte. J’ai pu ainsi mener toute cette série d’interviews en 2020 et plusieurs artistes m’ont très amicalement répondu. Tu en cites certains, dont Leo Abrahams, qui est effectivement un camarade régulier d’Eno. J’ai pu aussi interroger d’autres collaborateurs très proches comme Laraaji qu’Eno a découvert par hasard à New York et dont il a produit l’opus Day Of Radiance (qui est le numéro trois de la série Ambient). J’ai également eu le privilège de m’entretenir avec le légendaire Bill Laswell qui a travaillé avec lui sur On Land (le dernier de la série Ambient) ou avec Gavin Bryars, qui a joué eu début des années 1970 le rôle de modèle pour Brian. Les deux ont par la suite été en froid pendant plusieurs années pour des histoires d’argent. Et puis, j’ai pu aussi parler à Tom Phillips, son vieux maître de l’époque d’Ipswich, qui m’a gracieusement autorisé à utiliser pour l’iconographie deux portraits d’Eno qu’il avait réalisés dans les années 1980. Ils m’ont confié des anecdotes savoureuses. Gerald Casale de Devo m’a notamment expliqué que Bowie refilait à Brian les nanas dont il ne voulait pas lorsqu’ils sortaient en boîte ! J’ai également eu l’honneur d’interviewer Michael Brook, un compositeur éminemment respecté à Hollywood et qui bénéficia de l’appui d’Eno sur ses disques solos Hybrid et Cobalt Blue.

Brian Eno en 2015. Wikipedia CC

Il est annoncé pour une date unique en France, commissionné par la biennale de Venise, Eno, accompagné par le « Baltic Sea Philarmonic »…

Oui, c’est un immense évènement ! Il sera en concert exceptionnel à La Seine Musicale de Paris le 26 octobre. L’annonce est d’importance : première tournée live de Brian, à la suite d’une commande de la Biennale de Venise. Elle se baptise Ships, on pourra entendre une adaptation orchestrale de son album The Ship de 2016, des nouvelles compositions et certains de ses morceaux les plus marquants.

Au final, aux remerciements, tu cites le management de Brian Eno, et son frère Roger, lui Brian Eno est inabordable ? Il a eu ton livre je suppose…

Eh bien figure-toi que non ! Pour tout te dire, j’ai eu de très bons rapports avec son management de chez Beatink, que ce soit Ray Hearn ou Martina Connors. C’était en plein pendant la crise de la COVID-19 en 2020, au moment où je menais toutes mes interviews pour le livre. Ils m’ont très aimablement dit que Brian ne répondrait pas à mes questions, mais qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce que je publie sa biographie. Il y avait beaucoup de bienveillance. De même, j’avais envoyé mes questions à Roger, mais je n’ai jamais eu de réponse. Et puis, peu à peu je n’ai plus eu de nouvelles de leur part quand je voulais avoir plus d’informations sur tel ou tel aspect, donc j’ai un lâché l’affaire. Mais je trouverai un moyen d’envoyer le livre un jour à Brian, promis, c’est dans ma to-do list !

Je peux dire c’est « Brillant ENO » en fait… Et un grand bravo Olivier pour cet immense voyage si dense ! Tu organises des conférences, si oui il faut venir dans le Sud !? A Nice ?…

Un immense merci à toi Jack et à l’équipe de Best pour votre soutien ! Cela me touche vraiment de voir mon livre apprécié. Son écriture a représenté plus de six ans de ma vie, Eno m’a accompagné tout au long, ce fut effectivement une sacrée aventure. J’ai le projet de commencer un cycle de conférences en Alsace déjà, où je réside. Mais toutes les pistes sont bonnes à prendre et je serai ravi de venir à Nice !

Les mots de la fin Olivier ?

J’ai été très heureux de pouvoir parler de la vie et de l’œuvre de Brian avec toi pour tous les lecteurs de Best. Je sais que le magazine a toujours soutenu Eno depuis ses débuts. Eno traverse les décennies et est devenu une figure incontournable de la pop culture. Il a aussi développé de nombreuses idées sur l’art et s’est engagé activement politiquement. Il possède de multiples facettes et a été une source d’inspiration pour de nombreux artistes et pas des moindres. Ma biographie a tenté modestement d’étudier ces différents aspects, j’espère que vous serez aussi passionnés par le personnage que je le suis.

Merci beaucoup Olivier !

JACK LALLI (NICE)

BRIAN ENO

Le magicien du son

Olivier BERNARD

(CAMION BLANC)

(708 pages / 36 euros)

Portrait Olivier Bernard

http://www.camionblanc.com/detail-livre-brian-eno-le-magicien-du-son-849.php

www.terryriley.net

https://rythmes-croises.org/brian-eno-le-magicien-du-son-olivier-bernard