JEFF BECK
par Jean-Sylvain Cabot
Le Mot Et Le Reste
Les Editions Le Mot Et Le Reste viennent de publier un excellent ouvrage sur la carrière de Jeff Beck, signé par Jean-Sylvain Cabot, qui connut au début des années 1980 les colonnes de Rock&Folk, notre bon vieux rival de l’époque. C’est le premier ouvrage en français sur ce guitariste prodige, à la philosophie singulière.
Il y a d’abord cette magnifique couverture, une peinture aux teintes bleutées inspirée d’une photo de Jeff Beck datant de 1969 si mes souvenirs sont bons. Elle met parfaitement en valeur sa gueule unique, à la fois beau et ténébreux. Et Beck l’était, beau et ténébreux. Mais pas que : il fut aussi incroyablement doué et exigeant, refusant de se laisser aller à la facilité, se mettant sans cesse en danger artistique. Et force est de constater que c’est comme cela que l’on se souviendra de lui. Jean-Sylvain Cabot le rappelle parfaitement tout au long de ces deux-cent quatre vingt pages. L’auteur a fouillé son sujet, visiblement passionné, insérant des extraits d’interviews qu’il juge éclairantes, ce qui est le cas.
Jeff Beck est issu de la petite classe moyenne anglaise, et apprend la guitare en autodidacte. Indiscutablement, les Yardbirds sont son grand tremplin. C’est là qu’il affine et met au point de nombreuses techniques de guitare novatrice, faisant du blues-rock des Yardbirds une musique bien plus folle et originale qu’elle ne le fut avec Eric Clapton avant lui. On peut notamment dire que l’album « Roger The Engineer » lui doit énormément, faisant de ce disque l’un des tous meilleurs de la seconde moitié des années 1960, qui en compta quelques-uns.
Les embauches du chanteur Rod Stewart et du bassiste Ronnie Wood vont lui permettre de se lancer dés 1967 dans la quête d’un heavy-blues unique son genre qui se concrétise par deux chefs d’oeuvre absolus signés The Jeff Beck Group : « Truth » en 1968 et « Beck Ola » en 1969. On y découvre son sens de l’économie du phrasé : la puissance n’a pas forcément besoin d’un tapis de riffs et de chorus permanent. Il suffit d’intervenir au bon endroit au bon moment, avec la bonne série de notes, sur la base d’une rythmique solide. Et cela, c’est totalement novateur.
Le groupe trouve un succès certain aux Etats-Unis, et semble parti pour la conquête du continent. Mais c’est sans compter sur son ami-frère ennemi Jimmy Page qui lui colle Led Zeppelin dans les roues. Jeff Beck est un excellent guitariste, mais un compositeur peu productif, préférant revisiter des choses qu’il aime à sa sauce. En 1968, cela est encore à peu près valable, en 1969 avec Led Zeppelin, « Let It Bleed » des Rolling Stones, le doublé « White Album » – « Abbey Road » des Beatles et les Kinks, il devient évident qu’il faut composer ses propres chansons. Rod Stewart n’a pas encore développé ce talent, ce qui va vite arriver au cours de l’année 1969 lorsqu’il signera avec Mercury pour une carrière solo, et Jeff Beck est un peu étanche aux idées des autres. Le guitariste a mauvaise réputation : fermé, peu souriant et disert, il s’énerve vite, commande beaucoup. Si l’homme est exigeant, il refuse le conflit d’egos frontal. Sa mauvaise humeur est surtout due à des migraines régulières liées à une chute de vélo enfant, et qui seront aggravées par un accident de voiture fin 1969 qui le met hors-course la plupart de l’année 1970, année fatidique pour le hard-rock débutant.
Lorsqu’il revient en 1971, le hard-rock ne l’intéresse plus. Il écoute de la soul music, et veut faire quelque chose de différent des autres artistes anglais qui justement pratiquent le son heavy : Led Zeppelin, Deep Purple, Black Sabbath… Après avoir rencontré le batteur Cozy Powell, il monte un second Jeff Beck Group qui intègre notamment le pianiste Max Middleton et le chanteur Bobby Tench. Deux albums sortent en 1971 et 1972, le second ayant largement ma préférence pour « Ice Cream Cakes », « Sugar Cane », et « Definitely Maybe ». Si les disques n’ont pas autant de succès que les deux premiers, Beck revient en haut de l’affiche après une absence à l’époque vertigineuse : presque deux ans. Il faut dire que la formation est époustouflante sur scène. Déjà, le guitariste impose un ensemble sans préjugé de couleurs, et ouvert sur les musiques noires américaines, signe de sa grande ouverture d’esprit en 1971.
Parallèlement, il vit une vie plutôt paisible avec sa compagne. Grâce à elle, il devient végétarien, habitude alimentaire qu’il ne perdra plus. Il passe ses nerfs et ses frustrations en bricolant des hot-rods dans son garage, démontant et remontant lui-même des voitures complètes inspirées de ces voitures folles découvertes aux USA en 1966. C’est l’une d’elles qui faillit le tuer fin 1969.
Avec le second Jeff Beck Group, Beck retrouve un certain succès essentiellement aux USA. Cela ne le dérange guère, car c’est justement là qu’il voit son avenir musical. Il rencontre Stevie Wonder avec qui il collabore sur quelques titres, en échange de quoi il lui écrit le titre Superstition… qu’il enregistrera en premier, et qui sera une source d’amertume bien compréhensible entre les deux hommes durant pas mal d’années.
Fin 1972, Beck accepte de faire ce qu’on attend de lui : former un super-groupe de hard-rock. C’est la grande époque, avec en miroir West, Bruce And Laing. Beck, Bogert, Appice réunissent le guitariste prodige de la trilogie Yardbirds et la meilleure section rythmique des Etats-Unis : le bassiste Tim Bogert et le batteur Carmine Appice. Un seul disque, et un double live japonais ne sortiront de cette affaire qui va vite tourner à la bagarre entre le tempétueux Bogert et le peu conciliant Beck, Appice servant de conciliateur jusqu’à la rupture finale début 1974. Le trio n’était pas très prolixe niveau compositions, et cela sera un autre sujet de frustration grandissante. Mais il restera comme une fantastique machine à heavy-blues’n’soul au potentiel hélas trop peu exploité. Personnellement, le premier album mixé par Don Nix est un exemple de virtuosité contenue, cette dernière explosant totalement en live. Les versions de Superstition, Black Cat Moan ou I’m So Proud sont pour moi des chefs d’oeuvre avec leurs approches dépouillées.
Beck connaîtra plusieurs phases de doutes et de remises en question. Il en est presque à abandonner en 1974, vivant sa seconde dépression nerveuse, avant de rebondir avec un premier album solo au succès inattendu : « Blow By Blow » en 1975, qui se vend à un million d’exemplaires aux Etats-Unis. Il s’agit d’un album instrumental, largement inspiré de l’ambiance jazz fusion de l’époque. C’est d’ailleurs le début réussi de sa trilogie dans le genre avec par la suite « Wired » en 1976 et « Jeff Beck » en 1980. Au milieu, il y aura un album live simple et trop court avec le Jan Hammer Band. Hammer, ancien claviériste de Mahanishnu Orchestra, deviendra un de ses grands complices entre 1976 et la fin des années 1980.
Beck se fiche désormais de la mode et de ce qui se dit sur son compte. En concert, Jeff Beck sélectionne des musiciens de premier ordre, et il joue en première partie sans aucun problème d’ego, mettant régulièrement en difficulté la vedette qui suit. C’est que son approche très rock du jazz fusion plaît à un public très large qui continue à le suivre. Lorsqu’il accepte de faire un pas de côté comme sur le très commercial « Flash » en 1985, on retrouve encore sa patte unique. On aime aussi faire appel à lui pour des sessions qu’il expédie avec brio en une ou deux prises brillantes. Mick Jagger tentera à plusieurs reprises d’en faire son guitar-wizard pour faire décoller sa carrière solo laborieuse, en vain.
On le sait moins, mais Beck a aussi signé pas mal de bandes-originales de films, ce qui explique que malgré le délai de plus en plus grand entre ses albums solo, il ne reste pas inactif en musique, loin de là. Il est aussi extrêmement respecté. Il recevra huit grammies durant sa carrière, car son jeu fuligineux, toujours sur la brèche, demeurera totalement unique et indépassable. « Jeff Beck’s Guitar Shop » est son dernier grand disque. « Crazy Legs » de 1993 est un petit plaisir personnel, un hommage au guitariste de Gene Vincent Cliff Gallup, et dans lequel on ne retrouve pas sa patte personnelle. Par la suite, il va bidouiller avec des boîtes à rythmes, cherchant dans l’électronique de nouvelles voies de recherche. L’inspiration viendra aussi de collaborateurs, comme sur « Loud Hailer » en 2016 avec le duo féminin Bones, ou le plus gênant « 18 » avec le navrant Johnny Depp en 2022, qui restera hélas son dernier disque en date.
En concert, Beck restera sur la brèche, et c’est assurément là qu’il excellera toujours, surtout avec Narada Michael Walden à la batterie et la petite prodige Tal Wilkenfeld à la basse. Devenu plus souriant car débarrassé de ses migraines grâce aux progrès de la médecine, il va se révéler être un homme charmant, rieur et modeste. Sur ce dernier point, il l’a toujours été, incapable de s’accaparer la gloire au détriment des autres. Mais il ne supportera pas plus qu’on se l’attribue sur son dos.
Jeff Beck va mourir en quelques jours d’une méningite foudroyante en janvier 2023. Quoique âgé de soixante-dix huit ans, il avait pris soin de lui, buvant peu et ne se droguant pas. Mais les meilleurs s’en allant les premiers, il laissera un grand vide. Il aura des obsèques presque dignes d’un chef d’Etat, avec une masse immense de fans tristes tout au long du passage du cercueil.
Dans le livre « Jeff Beck » de Jean-Sylvain Cabot, vous retrouverez tout cela et bien plus encore. L’auteur a réussi le pari de rendre la carrière de Beck, notamment dans sa partie plus terre-à-terre et moins effervescente des années 1980 à 2022, agréable à lire, avec de nombreuses informations sur les sessions, et les réactions des musiciens sur l’homme. Jeff Beck fut un homme profondément humain, indiscutablement sensible, jusqu’à le rendre parfois difficile à suivre. Mais lorsque sa guitare s’exprimait, il émerveillait le monde avec ce sens de la note et de la tonalité juste, jouant essentiellement sur Fender Stratocaster au pouce, le reste de la main sur le vibrato et sur les boutons de volume. Jeff Beck fut un génie qui influença des générations de guitaristes, de Ritchie Blackmore de Deep Purple à Billy Gibbons de ZZ Top en passant par Yngwie Malmsteen. Beck n’était pas un « shredder », mais ses descentes de notes vertigineuses laissent toujours songeurs de nombreux guitaristes encore aujourd’hui.
Jean-Sylvain Cabot a parfaitement et tout bien synthétisé dans son ouvrage précis et complet, faisant état de son appréciation des différents disques avec honnêteté. C’est de loin l’ouvrage le plus complet sur le sujet au monde, les deux précédents d’origine anglo-saxonne datant de 2000. Grand fan de l’animal, j’y ai appris de multiples choses, et cela est un signe de grande qualité. Si l’on ajoute la couverture, et puis tout ce que je viens de dire avant devrait faire de ce livre un indispensable de la fin de l’année.
Julien DELEGLISE