Les rééditions anniversaire sont une longue saga de l’industrie du disque et Nirvana n’échappe pas à la sacro-sainte célébration du chiffre rond. Pour les trente ans de In Utero, le label Geffen dégaine l’artillerie lourde avec un hommage de huit disques vinyl et cinquante-trois chansons “inédites”.
Par Palem Candillier
In Utero est l’album de Nirvana qui, contrairement au succès brutal de Nevermind, a progressivement gagné un statut à part pour ne plus être vu comme le testament de Kurt Cobain, mort sept mois après. Il a fallu du temps pour que l’écrin de “Heart Shaped Box” et de “Rape Me” soit reconnu comme une proposition artistique à part entière, celle d’un groupe en rejet de son hyper-succès et celle d’un producteur furieusement indépendant, Steve Albini. Au départ harmonieuse dans sa radicalité sonore, la collaboration entre le trio de Seattle et le natif de Chicago connaît de vives tensions sur les derniers (longs) mètres de cet album que Cobain pensait intituler I Hate Myself And I Want To Die. La faute à un besoin de se rendre accessible au grand public, qui fit mettre au guitariste de l’eau dans son vin punk et revoir la copie par d’autres ingénieurs.
C’est donc de production dont il s’agit en premier quand il faut ressortir In Utero. Le travail initial d’Albini, aussi hostile que le riff de “Scentless Apprentice”, fait l’objet d’un culte tant il n’a cessé d’être corrigé, évoqué, diffusé dans les circuits pirates puis remis à l’honneur dans le coffret de 2013 avant cette édition 2023 dont le remastering est signé par son ancien assistant Bob Weston. Everett True, journaliste proche des Cobain, disait que « si Kurt avait eu l’autorisation de [le] sortir dans sa version originale […], alors le rock aurait connu une révolution. » Pour dire vrai, l’écart entre toutes ces versions est souvent peu essentiel pour apprécier ces douze hymnes. Steve Albini, qui se définit comme un “preneur” de son, a pissé sur son territoire dans sa façon de capter l’énergie du groupe, d’enregistrer la batterie dans une cuisine ou d’utiliser une trentaine de micros en même temps. Impossible de déjouer ce matériau de base.
Les regards et les oreilles se tournent alors vers les inédits proposés : les chutes de l’album, deux concerts et d’autres extraits live. Côté studio, on retrouve une poignée de morceaux déjà parus, y compris le délicat “Marigold” composé par Dave Grohl qui préfigure plus que jamais, avec ce coup de polish, les Foo Fighters. Côté live, rien de moins que les sets complets de Los Angeles et Seattle enregistrés durant une tournée américaine marathon d’octobre 93 à janvier 94. On reste dans la famille, puisque leur traitement a été confié à Jack Endino, qui avait produit leur premier album Bleach et qui était pressenti pour In Utero.
Ce sont des shows généreux et fidèles aux intentions de Nirvana, rejoints sur scène par le guitariste des Germs Pat Smear et la violoncelliste Lori Goldston. La reprise fétiche de David Bowie (“The Man Who Sold The World”) y côtoie des passages acoustiques anti-grunge, au milieu de tubes des trois disques en date couronnés d’accès de larsens rageurs. Les deux performances sont cependant égales et trahissent un Kurt Cobain fatigué et peu communicatif devant une foule inaudible. Il faut dire que la réédition de 2013 avait tiré la cartouche du mythique concert de MTV Live & Loud. Geffen s’est aussi senti en devoir d’ajouter d’autres extraits, notamment “Very Ape” et “Tourette’s” qui étaient plus rares dans leur répertoire en public. On regrette que leur passage fracassant dans l’émission française culte Nulle Part Ailleurs, qui était le coup d’envoi de leur dernière tournée européenne, n’ait pas été exploité tant l’événement a marqué une génération et figure parmi les meilleurs moments du groupe.
Tous les différents coffrets de ce trentième anniversaire exploitent ainsi In Utero principalement comme un OVNI dont l’existence sur scène aura été coupée net. Pour les bourses modestes, le boîtier basique 2 CD propose une compilation des morceaux version live remis dans l’ordre de l’album… Un choix curieux quand on sait que Nirvana préférait ouvrir avec le puissant “Radio Friendly Unit Shifter” plutôt qu’avec “Serve The Servants”, ce qui en fait un bricolage contre-nature dont le seul intérêt serait d’être une nouvelle porte pour redécouvrir le songwriting redoutable du groupe. Avec cette reissue timorée par son contenu mais ambitieuse dans sa forme, In Utero résiste tant bien que mal pour réactualiser son mythe brisé.
Nirvana, In Utero 30th Anniversary, Geffen, 27 octobre 2023.